Monsieur le Président de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations, cher Michel Jeannoutot,
Madame l’ambassadrice pour les droits de l'homme, chargée de la dimension internationale de la Shoah, des spoliations et du devoir de mémoire, chère Patriziana Sparacino-Thiellay,
Monsieur le directeur de l’Institut national du patrimoine, cher Philippe Barbat,
Monsieur le Président de Généalogistes de France, cher Antoine Djikpa,
Mesdames, Messieurs,
C’est avec une joie mêlée de gravité, que je veux accueillir, dans ce palais de la République, Viviane Dreyfus, son fils, sa petite fille, et deux de ses nièces, la troisième ne pouvant être avec nous aujourd’hui.
Vous êtes la famille de Maurice Dreyfus, mort en 1957 et qui était le légitime propriétaire d’un dessin d’Edgar Degas issu de la récupération artistique. La « récupération artistique », quelle expression désincarnée qui tait la réalité cruelle qu’elle dénomme.
Je veux commencer par citer la notice de cette œuvre, parmi celles confiées à la garde de Musées Nationaux (dite MNR) :
"N° d'ordre : 252 ; n° allemand : [néant] ; Auteur : Degas ; Sujet : Trois danseuses à mi-corps ; Nature : Crayon ; Observations : [néant]". Comme l'indique le cachet, en bas à gauche du dessin, le dessin a figuré dans la vente de l'Atelier Degas, à Paris, galerie Georges Petit (2ème vente, les 11-13 décembre 1918), sous le numéro 298 ; adjugé 3 900 francs à M. Jos[eph]. Hessel. On perd ensuite sa trace jusqu'à la guerre. Le dessin aurait été saisi le 28 août 1940 chez Maurice Dreyfus, à Paris, par deux officiers allemands et un civil (…) puis déposé à l'Ambassade d'Allemagne, à Paris, au 82 rue de Lille (…)."
Derrière la sécheresse de ce style d’inventaire, il y a une histoire dont cette brève notule révèle les moments clefs.
Avant d’être un objet de pillage, le dessin fut d’abord le fruit d’un travail d’atelier. Degas, le peintre, a restitué dans son dessin le corps de trois jeunes danseuses. En un premier sens, le terme restitution fait ainsi référence à la création et à l'œuvre d'art comme restitution du grain du monde.
Le pillage ensuite. On connaît l’histoire de la Dienstelle Westen, l’office allemand de « récupération » des biens juifs, celle de « l’Action-Meuble » qui vida les logements abandonnés, celle de l’Etat-major d’intervention du Reichsleiter Rosenberg, dit ERR, qui, au moyen d’une fouille maison par maison méthodiquement appliquée, s’est mis à la recherche de la vaisselle, des chaussures, des pianos, des œuvres d’art des déportés ou des disparus : le tout-venant de vies interrompues. Les traces de leur culture et de leur humanité.
L’ERR a sévit sur toute l’Europe et dévalisé 71 619 résidences en Europe, dont 38 000 en France, et fait transporter 1 million de mètres cube de biens au moyen de 29 436 convois ferroviaires.
Ces chiffres témoignent d’un véritable effort pour atteindre au plus bas dans l’histoire du pillage.
Dans ce contexte, l’œuvre de Degas appartenant à Maurice Dreyfus, n’a pas transité par les camps d’objets de Lévithan, de Bassano ou d’Austerlitz, probablement à cause de la voracité d’Otto Abetz, Ambassadeur d’Allemagne à Paris, qui a mis plus de 300 œuvres pillées, son petit butin personnel, à l’abri rue de Lille –Elle n’est pas partie dans des convois vers l’Allemagne.
Elle n’a pas quitté la France. En 1941, elle se trouve toujours à l'Ambassade d'Allemagne.
Le dessin est retrouvé en 1951 dans un placard de l’ambassade, occupée depuis la Libération de Paris par les services du ministère des Affaires étrangères.
Cette fois, pour des raisons que nous devinons malheureusement – inertie – confusion, négligence des services français –, le lien n’est pas établi avec Maurice Dreyfus, qui avait pourtant fait une demande de restitution en 1947.
Le dessin est retenu à la 6ème Commission de choix de la récupération artistique du 29 mai 1951 sous le numéro 252 et attribué à la garde du musée du Louvre, Cabinet des dessins.
Songeons que cette œuvre est demeurée sept ans dans un placard : ce placard est celui du pillage d’abord, du déni ensuite.
Après que les spoliations ont été mises au jour et la nécessité des réparations reconnues, alors que les témoins disparaissent, la réalité matérielle, juridique et économique des restitutions constitue l'unique reste et, en définitive, prolonge l’interrogation spirituelle à propos de la Shoah.
Les restitutions viennent donc après les spoliations, qui furent aussi celle de la mémoire. De même qu’il y a un devoir de mémoire, il y a une exigence morale de procéder à ces restitutions qui ne peuvent pas être des réparations, comment l’imaginer, mais évitent d’ajouter l’injustice au crime, le déni au vol, le mépris à la spoliation.
Chers amis, chère Viviane Dreyfus,
De même que l’histoire du tableau de votre père qui nous occupe aujourd’hui est singulière, sa restitution est sans exemple, sans précédent.
Jusqu'à présent, l'Etat ne restituait les œuvres que lorsqu'il avait été saisi par des ayants droit des propriétaires.
Autrement dit, les restitutions étaient l'aboutissement d'un processus initié par les familles, dans le cadre de requêtes déposées auprès de la Commission d'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation – la CIVS -, ou directement auprès du ministère de la Culture et de la Communication quand les demandes portaient uniquement sur des œuvres d'art.
Or, le Degas que nous avons devant les yeux aujourd’hui est la première d’une série d’œuvres restituées ou en passe d’être restituées en vertu d’une auto-saisine du ministère.
Sans attendre que des ayants droit se manifestent, cette démarche consiste à identifier les propriétaires des œuvres MNR au moment de leur spoliation, et de rechercher ensuite leurs ayants droit.
La restitution du Degas constitue donc le premier fruit de cette nouvelle démarche.
Elle nous semble pourtant la plus naturelle, la plus légitime. Les familles n’avaient pas demandé à être des victimes ; pourquoi devrait-on, en plus, les obliger à réclamer ce qui leur est dû ?
Les mentalités ont commencé à évoluer sur le sujet il y a une quinzaine d’années, depuis la Commission Matteoli.
Ce n’est qu’en 2013, à la suite d’un groupe de travail, que cette nouvelle démarche d’auto-saisine a été lancée. Et si vous me demandiez pourquoi il a fallu attendre la mort des survivants, attendre 70 ans après la fin de la guerre pour agir ainsi, je vous dirais que je n’ai aucune réponse satisfaisante.
Tardivement donc mais avec une forte volonté politique, nous nous sommes mis en mouvement pour rattraper ce temps perdu.
Pour agir avec efficacité, il a été proposé à Généalogistes de France un partenariat inédit pour identifier les héritiers actuels des propriétaires de ces œuvres spoliées.
Généalogistes de France a accepté de réaliser gracieusement pour le ministère de la culture et de la communication, sous la forme d'un mécénat de compétence, les recherches nécessaires pour retrouver les ayants droit. Six dossiers parmi les 27 œuvres dont le propriétaire à l’époque de la spoliation est connu, ont été confiés aux généalogistes dont le propriétaire initial est connu sur une liste de 145 œuvres considérées comme spoliées de façon certaine.
Je veux remercier très chaleureusement le président de Généalogistes de France, M. Antoine Djikpa, pour ce partenariat exceptionnel.
Votre engagement traduit le fait que la mémoire est la responsabilité de tous.
Le travail que vous accomplissez avec les différents cabinets regroupés au sein de votre association : recherches précises, minutieuses, exhaustives, qui visent à renouer les liens, à retisser la toile de familles dispersées, à retrouver des racines oubliées et des héritages inconnus, doit être salué avec un immense respect.
Des 60 000 œuvres et objets usuels, récupérés en Allemagne et renvoyés en France, les deux tiers d’entre eux, environ 45 000, ont été restitués à leurs propriétaires avant 1950 par les institutions mises en place à la Libération. L’essentiel du reliquat (œuvres d’art et objets usuels) a été vendu par les Domaines, mais quelque 2 000 œuvres, sélectionnées en raison de leur qualité artistique, ont été confiées à la garde des musées français. Ensuite, sur ces 2 000 œuvres dites MNR, 145 ont été considérées comme ayant été spoliées de façon certaine ou quasi certaine ; les propriétaires originaux de 27 de ces œuvres parmi les 145 ont été identifiés ; six de ces dossiers ont été confiées aux généalogistes pour rechercher les ayants droit.
Le Degas est la première œuvre restituée dans ce cadre.
Pour autant d’autres pistes sont encore à explorer.
Le devoir du ministère de la culture et de la communication et des affaires étrangères est de ne pas se satisfaire du statu quo qui nous fait conserver des œuvres arrachées à ceux à qui tout a été arraché.
Au moment où je vais lancer les travaux de réflexion sur le Musée du XXIe siècle, on ne peut fermer les yeux sur le XXe siècle.
Voici donc quelques pistes.
Premièrement : un travail sur les sources : il nous faut renouveler les possibilités de restitution, en permettant un croisement amélioré des sources. Cela passe notamment par l'exploration de fonds encore peu exploités, par la poursuite de la numérisation des catalogues des ventes publiques sous l'Occupation conservés à l’Institut national de l'histoire de l'art (INHA) et dans d'autres bibliothèques, numérisation soutenue par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, par la réactualisation enfin du Guide des recherches dans les archives des spoliations et des restitutions, publié en 2000 par la Mission Mattéoli.
Deuxièmement : un travail sur le récolement.
Le récolement doit permettre de faire le point sur un éventuel déficit d’informations historiques et de compléter, si nécessaire, le dossier documentaire du bien. Les responsables de musées de France doivent documenter autant que possible les biens intégrés à leur collection dont l’historique n’est pas clairement connu entre l’année 1933 et 1945, et qui auraient pu faire l’objet, durant cette période, d’une spoliation ou d’une vente forcée.
Troisièmement : les cartels.
Malgré les instructions sur le sujet, les musées n’ont pas encore à ce jour fait tout le travail nécessaire de présentation des œuvres MNR. Les cartels dans les salles des musées doivent comporter systématiquement la mention « MNR », tout comme les catalogues, les guides ou tout autre support pédagogique, doivent préciser une mention spéciale de provenance pour faciliter leur identification.
Sur les sites des musées qui ont la garde de ces œuvres, chaque notice d’œuvre spoliée devrait être plus explicite sur la provenance et proposer un lien avec le site Rose Valland, qui recense les 2 000 « MNR » – du nom de cette attachée de conservation affectée pendant l’Occupation à la galerie du Jeu de Paume qui risqua sa vie en notant méticuleusement les provenances de plusieurs milliers d’œuvres spoliées par les Nazis.
Je voudrais rappeler ici l’initiative du musée d’Angers : après un travail scientifique réalisé avec les meilleurs spécialistes, le Musée a exposé la totalité des œuvres MNR dans une salle, proposant des cartels visibles et clairs, et une brochure explicitant la provenance et l’histoire de chacune de ces œuvres.
Ces explications permettent de comprendre l’histoire des œuvres, l’histoire des hommes et de refuser le silence qui a si longtemps entouré ces faits.
Quatrièmement, peut être le plus important : faire partager cette prise de conscience et alerter les esprits . La formation initiale des conservateurs du patrimoine stagiaires a été renforcée sur cette problématique pendant leur scolarité à l'Institut national du patrimoine (INP).
L’Institut, en lien avec la sous-direction des collections du Service des musées de France, a vocation à organiser annuellement des journées d'étude spécifiques à destination des conservateurs stagiaires.
Cette sensibilisation doit toucher aussi les établissements d’enseignement supérieur. Dans cet esprit, l’École du Louvre a mis en place, à partir de l’année universitaire 2015-2016, un nouveau séminaire transversal de master 2 consacré à la recherche de provenances, notamment en ce qui concerne les biens spoliés. Il faut continuer dans cet esprit.
La coopération internationale enfin. Notre engagement dans le dossier complexe des biens spoliés a conduit la France, le ministère de la culture en particulier, à participer activement depuis 2014, à la demande des autorités allemandes, à la recherche de provenances des œuvres découvertes dans la collection de Cornélius Gurlitt, dont une partie provient très certainement de spoliations en France.
Le colloque : « Patrimoine spoliés. Regards croisés France-Allemagne », organisé par le Centre allemand d’histoire de l’art (DFK), l’Institut national du patrimoine et l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), le 2 juin prochain, à Paris, témoigne de cette volonté commune.
Chers amis, chère Viviane Dreyfus, chère famille de Maurice Dreyfus,
Je sais peu de choses sur votre père, votre grand-père.
Il descendait d’une grande famille française, les Dupont-Dreyfus, maître de forge, qui fournirent le fer pour la construction de la Tour Eiffel.
Il est au Maroc pendant la Seconde Guerre mondiale, comme médecin militaire.
Sa première femme Madeleine, leurs deux enfants, Jacqueline, née en 1928, et Gérard, né en 1929, ont été tous trois déportés et assassinés à Auschwitz.
Comme dans beaucoup de familles juives après la Shoah, la parole durant cinquante ans a été rare sur la guerre, sur l’extermination, sur la vie des disparus.
Il n’a pas été question d’Auschwitz. Ou très peu. Ni de Degas.
Aujourd’hui, cette restitution d’une œuvre est aussi celle de ces vies dans nos mémoires.
Pour ces raisons, c’est avec une joie mêlée de gravité, que je veux rendre aujourd’hui à cette famille Dreyfus l’œuvre d'Edgar Degas qui lui revient de droit.