Je ne vais pas vous parler de Maus. Car Woody Allen a dit : « ne dites
jamais à un génie névrosé qu’il est un génie, sinon il vous en reparle 25
ans après ».
Or on dit précisément de vous, Art Spiegelman, que vous êtes un génie.
À vrai dire je ne sais pas si c’est une citation de Woody Allen, mais cela y
ressemble. Donc je vais devoir parler de Maus…
Avec du noir et du blanc, Maus a fait une révolution.
Avec du noir et du blanc, Maus a fait se rencontrer le prosaïque et
l’indicible.
Avec Maus, la bande dessinée a raconté la Shoah. L’histoire du chat et de
la souris. Six millions de souris.
En s’attaquant à l’Histoire - avec sa grande « hache » - par la pente nord,
la bande dessinée, trop souvent considérée comme sortant à peine d’une
adolescence narrative et thématique, a changé de plan avec Maus, en
s’autorisant à aborder des terrains jusque là réservés à l’historiographie et
la littérature, celle de Primo Levi, celle de Chaïm Potok.
Nous sommes en 1961, vous avez treize ans et grandissez à Rego Park
dans le Queens, à New York. Les survivants de la guerre n’aiment pas
évoquer ce passé proche et dévastateur. Pourtant, vos parents juifs
polonais suivent le procès d’Eichmann qui est intégralement diffusé à la
télévision. Et dans la bibliothèque parentale, vous découvrez, à côté de
L’Amant de Lady Chatterley, un exemplaire de Minister of Death : the Adolf
Eichmann Story. Ses photographies vous ébranlent, et vous comprenez
que quelque chose « d’énorme et de dévastateur avait frappé (votre)
famille ».
Maus, c’est aussi un rapport filial, c’est l’histoire de vos parents, et la voix
de Vladek, votre père.
Dans votre carnet, un an avant la sortie de l’album qui vous vaudra une
renommé considérable, vous écrivez : « Vladek croit que le kaddich, c’est
l’immortalité, la survie. Le fils dit le kaddich une fois et s’arrête mais il
dessine Maus. »
Vous êtes l’auteur d’une oeuvre universelle qui rencontre très vite un
succès mondial, avec des traductions dans une vingtaine de langues. Dans
l’histoire de la bande dessinée, il y a véritablement un avant et un après
Maus.
Un succès inattendu pour un créateur issu d’un monde pulp, d’une avantgarde
newyorkaise plutôt underground des années 1970 aussi audacieuse
qu’irrévérencieuse ; un créateur très vite conscient du potentiel
considérable de la bande dessinée. Votre épouse Françoise Mouly, qui
vous a accompagné tout au long de cette aventure, directrice artistique au
New Yorker, dit de vous que vous êtes – je la cite - « fondamentalement
incapable de faire quelque chose avec légèreté – mais ça me rend dingue
lorsque c’est pour choisir des yaourts ». Vous vous lancez dans deux
albums littéraires, longs, exigeants intellectuellement et émotionnellement.
Aujourd’hui, c’est une démarche qui nous paraîtrait légitime, voire établie
dans le monde de la bande dessinée : il y a trente ans, c’était relativement
impensable.
L’audace sera consacrée : avec votre ami Robert Crumb, vous êtes le seul
dessinateur a avoir été récompensé du prix Pulitzer, en 1992. Cette
reconnaissance rejaillira sur l’ensemble du 9ème art, dont la légitimité a
cru considérablement grâce à votre oeuvre.
Adoubé par E.E. Cummings, par Umberto Eco, on vous expose au MoMA.
Depuis l’exposition controversée et critiquée High / Low il y a une vingtaine
d’années, vous jouez un rôle clef dans les débats sur le partage entre art
majeur et art mineur.
Un succès planétaire qui ne va pas sans risques : faire une bande
dessinée sur l’holocauste, c’est s’engager à relever les critiques de tout
genre. C’est aussi s’exposer aux réactions des survivants de la Shoah, car
pour certains d’entre eux, votre démarche est d’autant plus impensable
que bande dessinée en anglais se dit « comics ».
C’est se confronter aux défis des traductions, de la réception en Europe de
vos oeuvres où les chats sont allemands et les cochons polonais… Faut-il
traduire Maus en yiddish, en « Hochdeutsch » ou en Berlinois branché, au
risque d’euphémiser sa portée ou de déterrer des blessures et des
susceptibilités ?
Sur tous ces fronts, vous vous êtes astreint à répondre, à multiplier les
conférences, pour expliquer le sens de votre démarche. Votre meilleure
explication, finalement, vous l’aurez donnée en une phrase, à la Foire du
livre de Francfort en 1987, en répondant à un journaliste qui vous avait
demandé : « Vous ne trouvez pas que faire une BD sur Auschwitz c’est de
mauvais goût ? – Non, en revanche j’ai trouvé Auschwitz de mauvais
goût. »
Depuis lors, vous avez aussi envie de tourner la page, pour contrer
l’emballement de la machine médiatique, et un certain écoeurement face
aux risques du merchandising : je pense à votre dessin sur « Maus, vous
avez lu le livre, maintenant achetez le gilet ! » « Le livre me menace,
comme mon père jadis », confiez-vous par bulles interposées. Pour en
sortir, vous publiez MetaMaus, superbe apostille qui nous livre les clefs de
votre démarche créative.
Art Spiegelman, bien sûr, n’est pas l’homme d’un seul album. Vous êtes en
effet une « quadruple menace », comme le dit Paul Auster dans la préface
de Bons baisers de New York : un artiste, un écrivain, un caméléon et un
provocateur. « Mêlez tous ces talents », nous dit Paul Auster, « mettez-les
au service d’une profonde conscience politique, et vous aurez un homme
capable de marquer fortement le monde. »
C’est ce que vous faites depuis le temps de vos études à l’Académie des
Arts et du Design à Manhattan et au Harpur College de Binghampton, en
vous inspirant de Winsor McCay, de George Herriman et de son Krazy Kat,
des fondateurs de MAD et de Harvey Kutzman, en créant votre premier
magazine avec son titre si newyorkais – Blasé -, puis RAW qui doit tant
aussi à votre épouse, et dans lequel vous diffusez les avant-gardes
japonaise, américaine et européenne, avec notamment Gary Panters,
Charles Burns, Javier Mariscal ou Francis Masse.
Ce sont aussi vos remarquables collaborations avec le New Yorker, sans
doute le magazine américain à la fois le plus idiosyncrasique et le plus
européen. Quand la ville de Little Nemo est frappée par les attentats
auxquels vous consacrerez À l’ombre des tours mortes, vous signez
« Black on Black », cette couverture du 24 septembre 2001, avec les
silhouettes noires des tours jumelles sur fond noir. Quelques années plus
tôt, vos lecteurs se souviennent d’une couverture de Saint-Valentin avec
un juif hassidique et une femme noire qui s’embrassent.
Un « cosmopolite déraciné », pour reprendre vos termes, né à Stockholm
et si profondément newyorkais, a sorti la bande dessinée de l’innocence et
de son « shtetl » pour lui donner une portée universelle. Angoulême vous
aime : la France vous aime.
Cher Art Spiegelman, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes d’Officier de l’ordre des Arts et des Lettres.