« L’historien est bien obligé d’avoir recours à l’écrit, aux archives, mais l’écrit est trompeur. Il ne reflète pas la réalité ».
Si cette assertion du grand historien Emmanuel LE ROY-LADURIE nous paraît provocatrice, c’est parce que nous sommes, à mon avis à juste titre, persuadés de l’importance cruciale des archives. Nous savons tous que les archives constituent les sources réelles, solides et tangibles de notre mémoire, une sorte de garantie constante d’une référence aux faits. Les travaux d’un Michel FOUCAULT, par exemple, nous ont redonné ce qu’Arlette FARGE a joliment appelé « le goût de l’archive », le sens de cette garantie d’autant plus indispensable que nous vivons dans un régime où le débat et le dialogue doivent, pour être féconds, se fonder sur des faits et sur des textes.
C’est pourquoi, depuis l’origine, notre République s’est bâtie sur sa mémoire documentaire, c’est-à-dire sur ses archives, plus éloquentes que le droit divin d’autrefois. A cet égard, il est tout à fait remarquable que ce soit la Révolution française, dans le temps même où elle accomplissait un acte de rupture, qui a décidé de créer une forme nationale de mémoire, précisément celle qui s’est perpétuée jusqu’à nous.
L’omission voire l’abolition des archives est le propre des États totalitaires : vous avez tous à l’esprit ce « Commissariat aux archives », dans 1984 de George ORWELL, ce « Commarch » du « Ministère de la Vérité », qui fait place nette de la mémoire et, pire encore, la falsifie. Vous vous rappelez aussi les livres que l’on brûle dans Fahrenheit 451, de Ray BRADBURY et de TRUFFAUT, où c’est toute la Culture qui se trouve engloutie dans un grand trou de mémoire.
C’est pour toutes ces raisons de fond, parce que le Ministère de la Culture est un ministère de la mémoire, que j’attache une grande importance à nos archives et que j’ai souhaité être aujourd’hui présent parmi vous, à l’occasion d’un grand moment pour leur enrichissement, le versement des archives de pas moins d’un siècle de vie au sein de la Cité universitaire internationale de Paris.
Je voudrais donc remercier chaleureusement le Président de la Cité, M. Marcel POCHARD, sa Déléguée générale, Mme Sylviane TARSOT-GILLERY, qui ont pris dès 2008 l’initiative de ce processus, le Chef de la mission des Archives au Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, M. Fabien OPPERMANN, ainsi, bien sûr, que Martine de BOISDEFFRE qui a accompli, huit ans durant, à la direction des Archives de France, le travail remarquable que chacun lui connaît et lui reconnaît. Je tiens à saluer le nouveau Directeur Général des Patrimoines, Philippe BELAVAL, fin connaisseur des archives. Tous ont su saisir l’enjeu, qui est immense, pour la communauté nationale, ainsi d’ailleurs que pour la communauté internationale dont la Cité est l’un des hauts lieux d’accueil sur notre territoire.
Ces archives, très riches, sont d’abord versées dans les fonds du site de Fontainebleau, et seront bientôt transférées vers celui de Pierrefitte-sur-Seine, dont j’ai eu le plaisir de poser la première pierre en septembre dernier, et qui marque le volontarisme de notre politique en matière d’archives et le désir d’implanter des lieux de culture dans des environnements qui en sont souvent frustrées. Cette nouvelle localisation, qui est aussi comme l’une des clauses d’un nouveau pacte républicain, contribuera ainsi au développement et à la valorisation nécessaires de ce territoire de Seine-Saint-Denis, et, par là, participera pleinement de ce que j’appelle la « culture pour chacun » : pour chacun dans sa particularité, sa personnalité, sa différence, que ce soit d’origine, de milieu, de sensibilité, ou précisément de territoire.
En cela, d’ailleurs, la Cité universitaire internationale se montre fidèle à l’esprit social qui l’a animée dès ses origines, comme en témoignent en particulier les dossiers d’admission de résidents qu’il nous est donné de voir dans cette exposition très intéressante. Je remarque par exemple, dans l’un de ces dossiers, le cas d’un jeune homme « dont la famille habite l’Île de la Réunion […] et qui risque, lorsqu’il arrivera dans la métropole, étant donné qu’il n’a aucune famille en France, de se trouver sans logement à Paris, s’il ne peut obtenir une chambre à la Cité universitaire ». Titulaire d’une licence de droit de la Faculté d’Alger, il vient d’être démobilisé après avoir servi pendant 20 mois dans la Brigade d’Extrême-Orient, et il s’appelle… Raymond BARRE. Le destin d’un futur Premier Ministre s’est peut-être joué le jour où la décision a été prise de lui accorder une chambre et de lui donner, si j’ose dire, parmi vous, « droit de Cité » !
Cet événement qui nous rassemble aujourd’hui, est aussi emblématique de la coopération étroite qui existe entre le ministère de la Culture et de la Communication, et celui de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Il s’inscrit ainsi dans une dynamique extrêmement positive qui se manifeste dans bien d’autres domaines : je pense, notamment, à l’éducation artistique et culturelle à l’école, récemment mise en place avec mon collègue Luc CHATEL, et dont le portail des arts est le signe le plus tangible – si je puis dire s’agissant de l’espace numérique virtuel.
Mais pour rester précisément au plus près de l’archive et de sa présence la plus directe, la plus matérielle et la plus intime, je voudrais souligner l’apport exceptionnel que représentent ces archives du point de vue de notre connaissance de la vie à la Cité Universitaire durant tout le XXe siècle. La vie culturelle, en particulier, dont témoignent ces documents – les concerts, les pièces (jouées notamment au Théâtre de la Cité internationale), les colloques, les rencontres de toutes sortes qui y ont eu lieu, mais aussi, bien sûr, les réalisations architecturales exceptionnellement diverses qui ont donné à chaque Maison sa couleur propre – tout cela dessine un visage multiple qui est celui même de notre société et de notre culture. La lettre d’Aimé CÉSAIRE, exposée actuellement, est l’un des exemples les plus éloquents de cette richesse et de cette diversité. Ces archives nous donnent aussi à voir, à lire et à sentir de quelle façon très concrète la Cité a joué, dès avant l’existence du programme ERASMUS, un rôle essentiel dans les échanges culturels entre la France et le reste du monde, la façon dont elle a incarné, comme elle continue à le faire aujourd’hui, l’ouverture de notre pays sur l’ailleurs, sa capacité de dialogue et son caractère, non seulement « international », mais véritablement multiculturel. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’un multiculturalisme des communautés, qui ne fait pas partie de notre conception ni de nos valeurs, mais d’un multiculturalisme des individus et des personnes, qui sait conjoindre et conjuguer les différences entre chacun et l’unité plurielle de la communauté, qui est d’abord la communauté universitaire. Université va ici, depuis longtemps et plus peut-être que partout ailleurs, de pair avec universalité.
Le versement de ces archives nous aidera ainsi à construire les bases mémorielles de cette « société de la connaissance » que nous appelons de nos vœux parce que nous savons que c’est là que se trouve la clef de l’avenir : la collaboration entre les Archives nationales de Pierrefitte et le campus universitaire Condorcet-Paris-Aubervilliers, qui verra le jour en 2012 et constituera l’un des tout premiers pôles européens dans le domaine des sciences humaines et sociales, en sera l’emblème.
Car bien évidemment la boutade initiale de LE ROY-LADURIE vise surtout à nous rappeler à l’exigence de l’interprétation des archives. Et c’est précisément cela que le nouveau pôle permettra. Sans l’interprétation, les textes sont muets, ils sont, pour ainsi dire, lettre morte. Ils attendent que des esprits humains les animent pour nous confier un peu de leur secret qui est aussi le nôtre à tous et à chacun, en même qu’un fondement de notre mémoire partagée et de notre vivre-ensemble.
Je vous remercie.
Discours de Frédéric Mitterrand prononcé à l’occasion du versement de 100 ans d’archives de la Cité internationale universitaire de Paris aux Archives nationales de France
Monsieur le Président de la Cité Internationale Universitaire de Paris (Marcel POCHARD), Madame la Déléguée Générale de la Cité Internationale Universitaire de Paris (Sylviane TARSOT-GILLERY),Messieurs les Ambassadeurs (de Grèce et de Belgique), Monsieur le Directeur Général des Patrimoines (Philippe BÉLAVAL),Madame la Directrice des Archives Nationales (Isabelle NEUSCHWANDER),Mesdames et Messieurs les Présidents et Directeurs, Mesdames, Messieurs, Chers amis,
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