L’acquisition d’une oeuvre d'intérêt patrimonial majeur est un moment rare
et très particulier dans l’activité d’un ministre. Il s’agit bien sûr de célébrer
l’enrichissement majeur qu’il représente pour nos collections nationales, de
saluer l’engagement remarquable des mécènes qui rendent possible cette
acquisition, de rendre hommage au travail exemplaire des conservateurs et
des équipes scientifiques qui l’ont portée. Mais c’est aussi le moment où
l’on reconstruit le sens entre une oeuvre et un lieu, où l’on recrée ensemble
une adéquation perdue. C’est le temps d’une mise en espace et d’une
réinvention, sans laquelle le chef-d’oeuvre ne serait qu’un objet.
Parmi les meubles du quotidien, les petits bureaux n’ont que très rarement
pour fonction d’être sur le devant de la scène. Commodes, fauteuils, tables
d’apparat se chargent le plus souvent de rendre perceptible, dans les
intérieurs princiers, une pompe assumée. Bureaux et secrétaires sont
pourtant les gardiens de tous les secrets : secrets privés ou secrets
royaux, on y écrit et on y conserve les missives, du plus frivole à la raison
d’Etat. Je pense par exemple aux collections du Castello Forzesco : depuis
au moins la Renaissance, les secrétaires massifs, leurs multiples tiroirs et
cachettes esquivées sont l’objet de tous les fantasmes et les terrains de
jeu préférés de l’ébéniste et du serrurier. Ils sont les coffres-forts des
intimités et des secrets d’Etat.
Ici, rien d’imposant : une table à écrire de dimensions modestes, dotée de
trois tiroirs qui ferment à clef. Un meuble simple pour le domaine de la
Reine, pour ses amours suédoises – on aimera tous à penser que les
lettres du comte de Fersen y ont peut-être trouvé refuge, loin des yeux de
Mercy-Argenteau. La simplicité de sa forme relève de l’épure antique,
propre à ce « moment romain » de l’histoire de l’art européen, influencé par
l’événement des fouilles de Pompéi et d’Herculanum, et qui inspireront le
continent entier : les intérieurs de Robert Adam en Grande-Bretagne,
l’oeuvre d’Edward Gibbon, les tableaux d’Hubert Robert, le néo-classicisme
de Weimar. Ici, Riesener, l’ébéniste ordinaire du Roi et favori de la Reine,
nous offre quelques bas-reliefs en bronze doré peuplés d’amours
musiciens : le reste n’est qu’amarante et sycomore teinté, dans un chef
d’oeuvre d’économie stylistique et de proportion.
C’est aussi un bureau pour une chaumière : le meuble a trouvé son
premier écrin dans le Hameau de la Reine, où le kitsch avant l’heure des
extérieurs de Richard Mique abritait des intérieurs à l’ameublement
luxueux - paradoxe de mise en scène, sophistication d’un domaine privé
où la reine et sa suite se rêvaient en bergères et en paysannes à
chapeaux de paille. La table de Riesener, en douce, faisait partie de
l’agrément.
Aujourd’hui, elle revient au Château, au cabinet doré de la Reine, un lieu
où plane encore la mémoire d’Elisabeth Vigée Lebrun, son amie et sa
protégée, qui fut sa portraitiste attitrée ; où résonna aussi la musique de
Grétry, à laquelle le Centre de musique baroque de Versailles a consacré
récemment des Journées remarquables. Le petit bureau de Riesener y
trouve une place de choix, dans le cadre du travail exemplaire de
remeublement du Château - une entreprise de longue haleine, relancée à
la fin du dernier conflit mondial, et poursuivi aujourd’hui avec brio par Jean-
Jacques Aillagon. Je pense à un autre meuble de Riesener, la caisse de
campagne de Marie-Antoinette, et le tour à guillocher du comte d’Artois,
deux trésors nationaux acquis en 2007 ; ou encore, grâce aux mécénats
respectifs de KPMG et de Total, de la Console du Dauphin et du Tapis de
la Savonnerie. Ces acquisitions s’inscrivent dans un travail scientifique qui
permet de faire de Versailles un lieu mondialement connu pour sa capacité
unique à rendre visible une histoire vécue. Bien loin de la nostalgie des
reconstitutions, il s’agit bien de remeubler nos mémoires.
La table à écrire de Marie-Antoinette y trouve désormais un nouvel écrin,
après un parcours singulier que le remarquable travail des chercheurs et
des conservateurs est venu éclairer, sur la base des Archives de la maison
du roi : en effet, la dispersion des collections royales pendant la Révolution
française n’a évidemment pas épargné les meubles de « l’Autrichienne ».
Acquise à Paris, en octobre 1793 - dans la tourmente de l’an II - par un
certain citoyen Marceau, la table de Riesener refait son apparition dans les
collections Rothschild à la fin du XIXème siècle, où elle restera jusqu’à
1997 : elle est alors rachetée par la galerie Kraemer - l’Etat n’était alors
pas en mesure de s’en porter acquéreur. Riesener était sans doute
l’ébéniste le plus cher de son temps - avec cet autre grand maître qu’était
David Roentgen -, et l’envolée actuelle des prix du marché de l’art n’a pas
arrangé les choses.
Entre temps, la loi du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations
et aux fondations, est venu faciliter par ses dispositions fiscales
l’acquisition des oeuvres reconnues d’intérêt patrimonial majeur. Cette loi,
c’est Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture et de la
Communication, qui en est l'auteur et qui l’a portée. Vous avez, cher Jean-
Jacques, joué un rôle majeur dans la mise en place d’un dispositif très
précieux, dont nos grands établissements publics, comme le vôtre
aujourd’hui, peuvent désormais tirer tous les bénéfices.
C’est dans ce cadre que l’acquisition de ce chef-d’oeuvre qui nous réunit
aujourd’hui a pu être réalisée grâce à la très grande générosité du Groupe
LVMH Moët-Hennessy – Louis Vuitton et de la société Sanofi-Aventis.
Cher Nicolas Bazire, cher Jérôme Contamine, je connais l’engagement
enthousiaste de vos actions de mécénat au nom de vos entreprises. Elles
jouent une fois de plus un rôle essentiel dans l’enrichissement de notre
patrimoine national.
Je profite également de l’occasion pour saluer le travail remarquable de
Mme Béatrix Saule et de ses équipes. Je suis en effet très heureux de
pouvoir visiter aujourd’hui l'exposition « Sciences et curiosités à la cour de
Versailles », à laquelle je n’avais malheureusement pas pu me rendre
auparavant, et dont le succès est tel qu’elle fait l’objet d’une prolongation
exceptionnelle. Je me réjouis d'avance, au travers de cette visite, de me
laisser transporter dans ce prodigieux laboratoire d'idées dont le palais a
été le théâtre, et les différents rois les instigateurs inspirés. L'originalité et
l’exigence scientifique sont au rendez-vous pour cette exposition, au même
titre que pour « Trônes en majesté », qui l'accompagne en ce moment,
avec les prêts internationaux exceptionnels dont elle bénéficie. Ces deux
expositions nous révèlent une fois de plus tout le dynamisme et
l'engagement mis en oeuvre par les équipes scientifiques du Château de
Versailles afin de proposer à son public une programmation culturelle
toujours plus riche, sous la remarquable présidence de Jean-Jacques
Aillagon. Les visiteurs ne s’y trompent pas, puisque la fréquentation de
l’établissement a connu en 2010 une hausse remarquable de 10%, pour se
porter désormais à 5,9 millions de visiteurs par an.
Ce sont des actions exemplaires, comme celle qui nous réunit aujourd’hui,
qui contribuent à stimuler l’engagement de tous les acteurs, publics
comme privés, pour faire en sorte que la culture puisse renforcer sa
position stratégique à l’intersection du patrimoine et des enjeux
symboliques, du poids économique qu’elle représente, et de son rôle
d’atout déterminant pour le rayonnement international de la France.
Je vous remercie.