Vous rendre hommage en ces terres angoumoises où vous avez été
maintes fois célébré n’est pas chose facile. Votre oeuvre culte s’apparente
pour beaucoup au monolithe noir que Le grand pouvoir du Chninkel et
L’Odyssée de l’espace ont en partage : nous sommes tous vos lecteurs et
vos admirateurs qui, au son de la musique de Ligeti, tentent d’en percer le
mystère.
Ce qui fait du scénariste de Thorgal, de XIII et de Largo Winch l’un des
plus grands noms du neuvième art, c’est probablement votre extraordinaire
capacité narrative, celle qui tient le lecteur en haleine d’album en album,
dans la lignée d’Alexandre Dumas, d’Eugène Sue et de Ponson du Terrail.
Comme c’est souvent le cas dans les plus belles pages de la bande
dessinée franco-belge, votre très belle aventure commence à Bruxelles,
dominée par l’ombre inquiétante et protectrice du Palais de Justice de
Poelart, quand un agrégé d’économie politique s’essaie à l’écriture de
scénarios. Jean Van Hamme à ses débuts, c’est l’histoire d’un jeune cadre
dirigeant de multinationale qui se met en tête d’écrire des gags pour le
Gaston Lagaffe de Franquin.
Avec Epoxy, qui sort en 1968, vous signez avec Paul Cuvelier votre entrée
en matière. Les centaures, Argos et les amazones y croisent une jolie
mortelle victime d’un accident de voilier en mer Egée, dans une fantaisie
érotique qui marque les débuts de la bande dessinée pour adultes. Repéré
par Greg, le patron de la maison Dupuis que vous serez amené à diriger
quelques années plus tard, vous transformez vite l’essai, et vous décidez
de quitter l’entreprise Philips pour la seule écriture. Dès lors, les romans et
les scénarios se succèdent. Celui qui signa en 1975 avec Dany une
Histoire sans Héros devient alors, presque a contrario, le créateur des
héros parmi les plus mémorables de l’histoire de la bande dessinée.
En 1977, vous vous lancez dans l’aventure de Thorgal, avec Grzegorz
Rosinski au dessin. Sa parution dans Tintin, puis aux éditions du Lombard,
s’impose alors très vite parmi les plus grands succès du genre. Le guerrier
viking aux racines extra-terrestres, son fils Jolan, la mystérieuse Kriss de
Valnor, autant de personnages qui ont bercé l’imaginaire de générations de
lecteurs. C’est également avec votre complice Rosinski, que vous
commettrez plus tard le Chninkel, en mêlant la Bible et Tolkien, Kubrick et
Gustave Doré.
Au-delà de l’heroic fantasy, Jean Van Hamme, c’est aussi celui qui signe
avec XIII, à partir de 1984, chez Dargaud, l’un des chefs-d’oeuvre les plus
reconnus de la bande dessinée. Sous la ligne à la fois classique et racée
de William Vance, vous retracez les aventures d’un agent de contreespionnage,
perdu entre amnésie et glamour, entre les Etat-Unis et le
Costa Verde, où j’ai souvent vu une version reaganienne du Costaguana
de Joseph Conrad.
Les belles gueules carrées de Vance y croisent les pin-ups les plus
flamboyantes, dans une Amérique paranoïaque en quête d’elle-même.
Au vu du succès de cette série mythique, vous laisserez d’autres auteurs
explorer le passé de ses personnages principaux, dans XIII Mystery – une
dérivée narrative qui est à la BD ce que les spin-off sont aux séries
télévisées. La souplesse de vos fictions vous rendront d’ailleurs familier
des allers-retours entre le monde des cases et celui des écrans : vous
signez l’adaptation de Diva, le roman de Delacorta porté à l’écran par
Jean-Jacques Beineix, qui en tirera quatre Césars. Plus tard, les Maîtres
de l’Orge, cette famille de brasseurs belges que vous imaginez avec
Francis Vallès et qui recevra l’Alph’Art du meilleur scénario au Salon
d’Angoulême en 1998, seront adaptés en téléfilm. Aujourd’hui, c’est au tour
de Largo Winch II d’être très attendu dans les salles.
Car Jean Van Hamme, enfin, c’est évidemment Largo Winch. Largo naît en
roman en 1977, au Mercure de France. Puis vous l’adaptez en bande
dessinée à partir de 1990, chez Dupuis, avec Philippe Francq au dessin.
On y retrouve probablement des éléments de votre vie antérieure de cadre
chez Philips. Du souvenir de vos années marketing est né un univers où
les hélicoptères volent au-dessus de Hong Kong, un univers d’attachéscase
et de pilotes en veste et blue jeans, de complots et d’explosions, de
multinationales et de conseils d’administration sur lesquels règne le
charme d’un jeune milliardaire capricieux, incarné désormais à l’écran par
Tomer Sisley.
La notoriété méritée se mesure aussi aux filiations. Lorsqu’en 1992, la
question se pose de donner une suite à Blake & Mortimer dans une lignée
qui soit digne d’Edgar P. Jacobs, seul un auteur de votre calibre peut
répondre à l’appel : vous publiez alors L’affaire Francis Blake, en 1996, qui
fut une fois de plus un succès retentissant. Nombreux sont ceux qui ont pu
ressentir votre engagement pour l’ensemble de la profession, à la tête du
Centre belge de la Bande dessinée de 1992 à 2000, ou encore quand vous
enseignez à l’Institut des Arts de Diffusion de Louvain-la-Neuve.
Aujourd’hui, vous veillez aux traductions de votre oeuvre, à leur fidélité, au
devenir de vos héros sous d’autres plumes que la vôtre, à la qualité des
adaptations.
Dans le monde les scénaristes, on reconnaît les grands maîtres à leur
capacité à susciter chez leurs lecteurs un appel unanime : « la suite !» -
celle que tout le monde réclame.
Dans le monde de la bande dessinée, pour des millions de lecteurs, vous
êtes l’un des grands artistes du désir de récit.
Cher Jean Van Hamme, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de Commandeur dans l'ordre des Arts et des
Lettres.