Je voudrais d'abord souhaiter la bienvenue à Paris aux quelque 700
conférenciers, venus de 47 pays différents, inscrits à la 15e session de
cette conférence annuelle d'Europa cinémas : vous êtes une image de ce
qu’est et de ce que sera demain l’Europe de la Culture. Celle par laquelle,
on le sait, Jean Monnet aurait voulu « commencer ».
Je sais que vous vous êtes déjà retrouvés hier soir pour les projections de
films - qui font le sel de cette conférence annuelle - dans les salles de
« l'Entrepôt ». Ce qui bien sûr, vous pouvez l’imaginer, ne me laisse pas
indifférent...
Et vous êtes parrainés par deux grands réalisateurs, Claude Miller et Wim
Wenders, qui sont passionnés l’un comme l’autre par l’innovation
numérique et la mettent au service de leur art.
Au fil des ans, Europa cinémas s'est avéré être un vrai succès de politique
européenne en faveur du cinéma.
Réunir ces salles qui font vivre la diversité cinématographique européenne,
c’était déjà une excellente idée au départ. Les encourager dans leurs
efforts de programmation, et susciter l’émergence d’un réseau
d’entrepreneurs passionnés, dynamiques et créatifs a produit encore
davantage.
Vous avez su tous ensemble, grâce à votre amour du cinéma, faire
fructifier cette idée, en étendant ce réseau, qui comprend maintenant près
de 3000 salles, au-delà des frontières de l’Union. En l'ouvrant notamment
aux pays tiers, - aux pays du sud en particulier - qui ont tant besoin de
relancer l'activité de leur cinémas. Vous avez également su lui donner de
nouveaux objectifs, comme le fait de participer à l’éveil et à l’éducation des
jeunes générations, de stimuler la cinéphilie et les joies irremplaçables
qu'elle procure.
Le réseau Europa Cinema n’existe pas seulement par les subventions et
les aides qui viennent de Bruxelles. Il forme un véritable « creuset
culturel », riche de projets, de talents, d’échanges. Vous partagez en
commun une exigence : votre engagement en faveur du cinéma européen.
Grâce à votre passion, la part du cinéma européen dans les salles de
l’Union européenne a constamment progressé depuis 18 ans jusqu'à
atteindre 30% en 2009. Grâce à votre engagement, des écrans ont été
préservés, des programmations diversifiées et ouvertes ont pu voir le jour.
Je n’oublie pas enfin que vous avez su appréhender et analyser les
grands enjeux de ces dernières années, au premier rang desquels la
question de la transition numérique et les conditions dans lesquelles elle
pouvait s’accomplir afin de préserver la vitalité et la diversité des salles et
du cinéma européen.
Pourquoi ne pas le dire d'ailleurs, la France a beaucoup appris de vos
débats, et les choix politiques que j'ai faits - je vais y revenir dans un
instant - pour accompagner nos salles de cinéma en France vers le
numérique- se sont aussi nourris de vos réflexions.
Qu'un programme de l'Union européenne soit consacré aux salles de
cinéma me semble plus qu’une exigence culturelle : c’est une nécessité
dans la « société de l’image » dans laquelle nous vivons.
Vous le savez, je demeure attaché à cette profession d'exploitant de salles
de cinémas que j'ai exercée aux débuts de ma vie professionnelle et sans
d'ailleurs que me soient épargnés toutes les difficultés de ce métier - à la
fois magnifique et rude. On ne dira jamais assez que sans lui le cinéma
n'existerait tout simplement pas.
Je me plais souvent à rappeler la nostalgie d'un temps où l'exploitant que
j'étais, projectionniste par nécessité, se confrontait aux aléas de la pellicule
qui décroche, vrille et commence à se dévider dans la cabine puis
l'escalier, et gagne enfin la salle tel un serpent géant et diabolique... une
scène de comique muet ! Le numérique annulera définitivement cette
angoisse mais saura en créer d'autres.
Car «l'ici et le maintenant » du spectacle cinématographique, pour
reprendre l'expression de Walter Benjamin, ce qui fait que cet art de la
reproduction conserve finalement son « aura », l'émotion partagée du
spectacle, on le doit à la salle de cinéma qui est le lieu de naissance du
film !
Les salles de cinéma en Europe ont traversé bien des tempêtes au cours
de ces dernières années. L'apparition des multiplexes, la disparition de
nombreux petits établissements, les changements de la culture politique
qu'a connu le continent ont pesé sans doute sur le destin des salles de
cinéma et sur leur rapport au public.
Mais nous pouvons tirer quelques conclusions de cette histoire récente : à
l'issue d'une longue période de résistance, qui s'est avérée parfois difficile
et cruelle, l'envie, le désir profond du spectacle cinématographique ont
persisté, voire même, se sont développés, et cela en dépit de la
multiplication considérable des modes de diffusion du film sur les petits
écrans domestiques, et aujourd’hui sur les tablettes, sur les appareils
numériques.
C'est un constat qui nous conforte dans l'idée que la salle de cinéma, pour
autant qu'on la soutienne, a un avenir devant elle.
Les chiffres parlent d'eux mêmes : on compte aujourd'hui 29 000 écrans
dans l'Europe des 27, dont une majorité de salles indépendantes, ce qui
doit nous rappeler que celles-ci jouent toujours un rôle déterminant dans
l'offre de cinéma. On constate aussi une progression continue des entrées
dans la plupart de nos pays. Et je suis particulièrement heureux de
constater qu'en France nous allons cette année sans doute enregistrer un
nouveau record et un nombre d'entrées que nous n'avions plus atteint
depuis plus de quarante ans.
En dépit de la révolution des pratiques, et face au bouleversement des
techniques, nous devons donc résolument préserver la salle de cinéma,
comme lieu fondateur de ce qu’est le cinéma, un lieu de brassage social,
un lieu d’éducation à l’image, un lieu qui n’a rien renié de ses origines
populaires et foraines, comme nous le rappelle la belle figure de Georges
Méliès, que nous célèbrerons l’année prochaine.
N'oublions pas que ce n'est que lorsqu'un film est projeté en salles qu'il
devient un film de cinéma. N'oublions pas que si le cinéma participe
pleinement à façonner notre culture, c'est parce qu'il a la vertu de nous
rassembler, parce qu'il est un spectacle. N’oublions pas que l’écran
individuel ne remplacera jamais la puissance poétique et esthétique de
l’image projetée sur grand écran. Voilà pourquoi la salle de cinéma est un
très fort enjeu de politique culturelle.
L’apparition de la technologie numérique est assurément un nouveau défi
et redessine en profondeur les contours des métiers d’exploitant et de
distributeur, et leur relation réciproque.
Notre pays s’est mobilisé fortement afin de préserver et de moderniser
son réseau de salles indépendantes. Je ne prétends pas nous ériger en
modèle, mais je souhaite dire clairement à nos partenaires européens qu’il
s’agit d’un signal politique fort.
J’ai beaucoup échangé sur les enjeux du numérique à l’occasion du Forum
d’Avignon, il y a quelques semaines, avec les Commissaires européens en
charge de ces sujets : Mesdames Androulla Vassiliou et Nelly Kroes.
Je crois à la solidarité des réseaux de salles en Europe, je crois à la
circulation des oeuvres et des écritures : pour cela, il importe de
promouvoir une véritable « stratégie numérique européenne » au bénéfice
de la création et de la circulation des oeuvres.
En France, deux instruments complémentaires ont été mis en place très
récemment afin d’accompagner et d’anticiper cette mutation technique. Je
suis en effet persuadé que le cinéma ne doit pas être tributaire de la
technique : la « révolution numérique » ne doit pas être perçue comme un
épouvantail, mais bien comme un atout :
- le premier c'est la loi sur l'équipement numérique des salles, adoptée à la
quasi-unanimité par notre Parlement au mois de septembre, qui instaure le
principe d'une contribution des distributeurs au frais d'équipement et pose
un encadrement des relations distributeur/exploitants adapté à la nouvelle
donne numérique. Cette loi repose sur un principe clair : le distributeur
étant bénéficiaire de cette modernisation qui allège le coût des copies, il
est équitable qu’il contribue financièrement à l’équipement numérique de
l’exploitant, pendant une durée limitée dans le temps.
- le second instrument est le dispositif d'aide qui vient d'être mis en place
par le CNC. Son objectif est de garantir que toutes les salles, quel que
soit le niveau des contributions qu'elles recevront des distributeurs,
puissent s'équiper.
Car le coût de cet équipement (environ 80 000 ) n'est € pas à la portée de
tous les cinémas, en particulier de ceux qui sont dans l'impossibilité de
réunir une contribution suffisante des distributeurs. Il s'agit principalement
de salles indépendantes des villes moyennes et petites et des zones
rurales, mais aussi des circuits itinérants sans lesquels le cinéma resterait
inaccessible à beaucoup de nos concitoyens, et qui jouent un rôle
fondamental de diffusion de la culture dans ces territoires. Faute de
s’équiper elles seraient amenées à disparaître. Or nous ne voulons pas
qu’elles disparaissent, ni d’ailleurs que s’instaure un cinéma à plusieurs
vitesses.
C'est pour ces salles, au nombre d’un millier environ, qu'un soutien
spécifique du CNC est donc désormais mis en oeuvre sous forme d’une
nouvelle aide à la numérisation, dotée d'un budget de 125 M€, qui va
permettre de couvrir jusqu’à 90 % de leurs investissements.
Par ce dispositif, la France qui compte déjà 1 500 salles équipées, est
ainsi le premier pays du monde à planifier et à organiser la transition de
son parc de salles vers le numérique.
Entendons-nous bien : tout ceci n'est pas l'expression d'une économie
administrée. C'est bien plutôt l'expression d'une volonté politique qui
reconnaît le rôle du cinéma dans la culture de notre pays.
Et si l'expérience française peut servir d'encouragement à mener dans
toute l'Europe un vrai plan d'accompagnement des salles de cinéma vers
le numérique, j'en serai heureux. Vous en êtes la preuve : c'est d'un
véritable réseau européen dont notre cinéma a besoin pour se développer
et créer ; nous ne nous sauverons pas tout seuls, mais bien avec vous, en
nous appuyant sur une vraie ambition pour le cinéma en Europe.
Cette politique servira la promotion du cinéma européen, au même titre
que la régulation nécessaire des nouveaux services « à la demande » qui
eux aussi doivent promouvoir activement les films européens. C'est tout
l'objectif du décret sur les service de médias audiovisuels à la demande
(SMAD) qui vient d'entrer en vigueur en France.
Les années 60 ont fait coexister le nouveau réalisme de Visconti et la
« Nouvelle vague » de Truffaut, Chabrol, Rohmer ou Godard, les visions si
personnelles de Bergman et d’Antonioni, où cependant avec un naturel
incroyable films et talents semblaient transcender les limites de la
nationalité pour être simplement du « cinéma européen ». Puis les
décennies qui suivirent furent marquées par le combat politique de Ken
Loach, de Mike Leigh, ou de Moretti, l’exigence formelle de Werner
Herzog, la poésie subtile de Manuel de Oliveira, l’imagination féconde
d’Almodovar . Après avoir connu un véritable âge d’or, après s’être nourri
d’importantes co-productions, le cinéma a rencontré la concurrence de la
télévision, cette « étrange lucarne » qui ne m’est pas, vous le savez, si
étrangère.
Aujourd’hui – alors que la télévision est elle-même concurrencée par les
services non-linéaires- je crois que nous avons dépassé cet apparent
antagonisme. Je crois que nous sommes entrés dans une phase de
reconstruction et de renaissance du cinéma européen.
La production de films en Europe, connaît une superbe embellie : en
abondance - près de 1000 films produits, soit le double d'Hollywood - et
en qualité avec une nouvelle génération de réalisateurs qui n'ont rien à
envier à leurs aînés : les Fatih Akin, Danny Boyle, Christian Mungiu, Paolo
Sorrentino, pour ne citer qu'eux, se placent aujourd'hui au côtés des
Almodovar, Frears, Kaurismaki, Haneke ou des Frères Dardenne et
contribuent à la remarquable créativité du cinéma européen.
Ils font tous un cinéma qui nous parle, qui est ancré dans la réalité ou
l'histoire de chacun de leur pays, mais a aussi cette portée universelle, qui
est peut-être la traduction cinématographique de ce qu'est l'Europe.
Je n’oublie pas le cinéma des pays tiers et l’exigence que nous devons
porter collectivement de l’appui au réseau des salles dans les pays du
Sud ; je n’oublie pas le foisonnement et la créativité du jeune cinéma
coréen, à l’image de Poetry que nous avons vu à Cannes cette année.
C’est cela aujourd’hui le patrimoine visuel qui doit être porté par le réseau
Europacinémas. Et je ne doute pas que la redéfinition du programme
MEDIA à l’horizon 2013 permettra d’engager une nouvelle étape vers
l’Europe de la culture et de l’image, notamment à l’attention des jeunes
spectateurs, ceux de l'ère numérique. Ce patrimoine que nous avons reçu
en partage, il importe désormais de le transmettre et de le valoriser : en
cela, la numérisation représente un formidable outil d’éducation à l’image.
C’est pourquoi il faut également nous mobiliser pour que notre patrimoine
de films européens, ces trésors absolus que j’évoquais plus haut, soient
eux aussi numérisés, restaurés et magnifiés par les nouvelles
technologies.
Le plan que nous avons mis en place pour les salles de cinéma est
complété par un plan de numérisation du patrimoine français de films, afin
que les chefs-d'oeuvre du cinéma soient accessibles sur les nouveaux
réseaux et dans les salles numérisées, mais aussi sur tous les supports du
futur : projection numérique, DVD Haute définition, VOD, etc. Cette
numérisation va concerner des milliers de titres de films de longs métrage
et sera entreprise avec le concours du grand emprunt de l’Etat et d’aides
nouvelles du CNC.
Au plan européen, une prise de conscience en faveur de la numérisation
du livre, avec Europeana, a eu lieu depuis quelques temps. Je crois qu’il
nous faut aussi une stratégie européenne commune de valorisation
numérique du patrimoine de films que nous a légué l’histoire de l’Europe.
C’est un continent immense, d’une richesse infinie, c’est un héritage qu’il
nous importe aujourd’hui de transmettre aux jeunes générations pour
qu’elles le découvrent et se l’approprient.
Ce soir vous aurez le privilège de voir les premières images du film que
Wim Wenders a consacré à la géniale et regrettée Pina Bausch, et qu'il a
réalisé en numérique 3 D. Je voudrais donc terminer en citant cette très
belle parole, en français, de Wim, qui ouvre superbement son film « Tokyo
Ga ».
Il nous y parle des films d'Ozu et, en réalité, du cinéma :
« Pour moi, le cinéma ne fut jamais auparavant, et plus jamais depuis, si
proche de sa propre essence et de sa détermination même, donnant une
image utile, une image vraie de l’homme du XXe siècle, qui lui sert non
seulement à se reconnaître, mais surtout à apprendre sur lui-même. »
Comment mieux dire la noblesse et l'ambition de votre mission, de notre
mission à tous, qui nous efforçons, ensemble, de tracer l'avenir du cinéma,
comme Méliès, déjà, voulait le faire il y a plus de cent ans ?
Je vous souhaite d'excellents travaux. Je vous souhaite de voir
d'excellents films européens à l'Entrepôt, et vous remercie de votre
attention.
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion de la 15è Conférence annuelle d'Europacinemas
Monsieur le Président, cher Claude MillerMessieurs les vice -présidents, Cher Ian Christie, Cher Nico SimonMonsieur le délégué général, Cher Claude-Eric PoirouxMesdames et Messieurs, Chers amis,
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