Je suis très heureux de vous recevoir à l’occasion du vernissage des
expositions du magazine ELLE et de la Maison de la Création dans les
vitrines de la rue de Valois. Ces deux très belles expositions, qui célèbrent
chacune à leur manière les jeunes créateurs, sont une nouvelle occasion
pour moi de dire l’attention toute particulière que je porte à la mode et
l’importance que j’accorde au fait que les créateurs puissent exprimer leur
talent.
La mode, telle qu’on l’envisage à Paris, est un art. Je n’ignore pas que
certains ont pu le contester. Les arts appliqués, les arts décoratifs, n’ont
pas toujours eu le même statut que les Beaux-arts. Mais je crois que cette
ligne de partage est en train de disparaître, tant à la faveur des évolutions
de l’art contemporain, qu’à la faveur des évolutions de la mode elle-même.
On est en train de redécouvrir que la mode n’a jamais cessé de dire ces
choses essentielles de la condition humaine, de ses aléas et de sa
grandeur, que disent aussi la peinture ou l’opéra.
« La mode est ridicule avant et elle est ridicule après, mais pendant, elle
est éblouissante » disait Pierre Cardin dans un beau documentaire sur
Jean-Paul Gaultier réalisé par Farida Khelfa que j’ai eu le plaisir de voir la
semaine dernière. J’aime cette phrase qui désigne tout à la fois le
caractère somptueux et tragique de la mode. La mode est à notre image, à
l’image de l’Homme : elle est vouée à n’exister qu’un instant, à s’effacer
aussitôt dite. La mode est ici, elle est maintenant. A peine l’a-t-on
désignée, elle n’est déjà plus, ailleurs, elle est autre. « Les seuls paradis
sont les paradis qu’on a perdus » disait Proust, qui comparait aussi La
recherche du temps perdu aux plis innombrables d’une robe de Fortuny. La
mode est comme L’Ange de la mélancolie de Dürer, les ailes tournées vers
l’avenir, les yeux tournés vers le passé. J’aime d’ailleurs penser qu’on ne
peut la montrer dans les musées qu’à la manière d’Orphée, en ne
l’exposant ni aux regards, ni à la lumière, faute de quoi elle perd sa couleur
et se défait.
Pour cette raison même, cependant, la mode dit aussi la grâce. On parlait
beaucoup de désir dans les années 1970. Je regrette un peu que cette
habitude se soit perdue. Roland Barthes a écrit le Système de la mode et
les Fragments d’un discours amoureux, et c’était au fond le même livre. La
mode est parcourue de désir, et c’est ce qui la rend aussi désirable, car
elle transforme alors sa propre disparition en fête. Elle est une célébration
de la vie. Elle est une exaltation joyeuse de l’éphémère.
Les grands créateurs le savent, qui jalonnent l’histoire de la liberté.
Chanel pendant l’entre-deux guerre a libéré la femme. Le New Look,
après la guerre, a signifié le retour de l’optimisme et de la liberté. Son
imperium extraordinaire, Yves Saint Laurent le doit au fait qu’il a contribué
à définir des étapes essentielles dans l’histoire de la femme en
accompagnant son émancipation. Autre exemple qui me parle aussi,
Audrey Hepburn et Givenchy. C’était l’affirmation que l’innocence, la
pureté, peuvent être glamour, l’idée que la vertu, perçue comme grise et
rébarbative, pouvait être souriante et délicate. Dans tous les plus beaux
portraits littéraires qu’on lit, Les liaisons dangereuses, les amoureuses
stendhaliennes, il y a une description très précise de ce que porte la
femme aimée. Stendhal, Flaubert, Balzac décrivaient très précisément les
femmes désirables. Ils en faisaient des icônes, des égéries, parfois même
des Madones. Et l’extraordinaire paradoxe, c’est que ces femmes sont
totalement actuelles, elles sont d’aujourd’hui. Magiques écrivains, mais
aussi magie de la mode créative, car au fond la mode perçue comme
fugitive est en vérité éternelle.
Nicolas Ghesquière, aujourd’hui, est un de ces grands passeurs de désir
et d’éternité dont la France peut s’enorgueillir. J’aime Karl Lagerfeld, qui
aurait pu exceller dans n’importe quel art, et qui a choisi d’incarner la
mode d’une manière extraordinaire. J’aime aussi Azzedine Alaïa.
Azzedine Alaïa c’est comme Robert Bresson. Tout le monde ne le connaît
pas, tout le monde ne va pas voir ses films mais c’est l’auteur qu’on étudie
le plus… Quand on voit les créations de Galliano, c’est un rêve vaporeux
d’une beauté rare. Rien, là, n’est frivole. Que cela soit gai, provocateur,
difficile à comprendre est une chose. Soulages est-il facile à
comprendre ? Il y a là une part de mystère. Le monde de la mode, c’est
un peu arlequin, la gaieté et la facétie, mais c’est juste un masque sur le
mystère.
Pourquoi est-ce que j’insiste tant sur le caractère artistique, la nature
essentielle de la mode ? Parce que je crois que mon premier devoir en
tant que ministre de la Culture et de la Communication, pour aider la
mode, la soutenir et la développer – c’est bien pour cela que nous
sommes réunis aujourd’hui autour du magazine ELLE et de la Maison
méditerranéenne des métiers de la mode – est précisément de le
rappeler. La couture à Paris, Didier Grumbach le répète avec raison, ne
serait pas ce qu’elle est sans la haute-couture. Et la haute-couture ne
serait elle-même pas ce qu’elle est sans l’art. C’est parce que nous
concevons la mode comme un art, et non comme une commodité, que
Paris est la capitale de la mode, et je crois qu’il en restera ainsi tant que
nous resterons fidèles à cette inspiration. A cet égard, je veux commencer
ici par saluer une initiative qui peut sembler discrète, mais à laquelle
j’attache beaucoup d’importance, je veux parler de l’ouverture d’un
programme de recherches sur l’histoire de la mode à l’Institut National
d’Histoire de l’Art, sur le modèle de celui qui existe au Victoria and Albert
Museum. Cette mémoire de la mode est le fondement de tout.
En second lieu, je veux saluer les musées de la mode, le musée des arts
décoratifs ou le musée Galliéra, mais aussi, ou encore, le Centre national
du costume de scène de Moulins ou le musée d’art et d’industrie de Saint-
Etienne, qui élèvent la mode au rang de patrimoine. Mon ministère a fait
un effort particulier à l’endroit du premier, le musée des arts décoratifs, en
octroyant dès 2011 900 000 euros de subvention supplémentaire. Dans
cet état d’esprit, je voudrais consacrer les mois qui viennent à réfléchir
avec vous à une initiative qui permettrait de renforcer cette association
entre l’art et la mode, en ouvrant peut-être d’autres musées à la mode.
J’imagine volontiers un conférencier qui parlerait des robes que portent
les femmes de Masaccio ou de Rembrandt au Louvre, les statues de
Versailles rhabillées par un de nos jeunes talents…
Cette articulation entre art et mode doit nous permettre de nourrir nos
écoles et nos jeunes stylistes. Gilles Rosier vient de rejoindre l’Ecole
Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, je suis certain qu’il en tiendra
compte. Geneviève Gallot, sa directrice, l’a bien compris qui, après avoir
obtenu la reconnaissance européenne du master de mode, et avoir créé
des passerelles avec l’Institut Français de la mode et l’école de la
chambre syndicale, vient de finaliser un accord avec l’Ecole nationale
supérieure des Beaux Arts, les deux conservatoires de Paris et l’Ecole
Normale Supérieure. C’est au prix de ces partenariats qui enrichissent le
cursus de l’élève, tantôt en lui enseignant les méthodes du management,
tantôt en lui enseignant l’histoire de l’art, tantôt en le frottant au monde de
la recherche, que nos diplômes gagneront en substance et en qualité sur
la scène internationale.
La création est donc au commencement de tout et je veux tout mettre en
oeuvre afin qu’elle le demeure. Evidemment je n’ignore pas, en tant que
ministre, que la création implique toute une série de conditions matérielles
spécifiques. Comme le cinéma, la mode est un art et une industrie. Or de
même que le ministère de la Culture et de la Communication a su
accompagner le développement industriel du cinéma, je crois qu’il est en
capacité, du moins jusqu’à un certain point, d’accompagner le
développement de la mode. A cet effet, j’ai demandé à mes services de
travailler à la mise en place d’un fonds d’avance sur recettes pour la
mode. Si toutes les tutelles de l’Institut de financement du cinéma et des
industries culturelles en sont d’accord, je trouverais judicieux qu’il en soit
le porteur. Ce fonds aurait surtout vocation à accompagner les jeunes
créateurs dans la deuxième ou la troisième année de leur carrière - qui est
souvent la plus difficile - en octroyant sans caution, sur dossier, des
avances de trésorerie remboursables à taux très réduit, permettant de
louer une salle ou de produire une collection en attendant les premiers
achats. Complémentaire du fonds de garantie que le ministère de
l’Industrie met en place de son côté pour les créateurs plus confirmés, il
traduirait une volonté commune de fédérer toutes les énergies en faveur
de la création.
Des initiatives, que je veux saluer ici, existent déjà. La Fédération de la
couture fait énormément pour les jeunes créateurs, très discrètement, très
élégamment, à l’image de son remarquable président, Didier Grumbach.
Le DEFI y travaille beaucoup, tout comme la Fédération du prêt-à-porter,
sous la houlette de Jean-Pierre Mocho ainsi que de Paul Benyamin, dont
je salue l’action et l’esprit d’ouverture, à l’heure de son départ. Mais ces
initiatives ont peut-être souffert de ne pas toujours se rencontrer. Le
moment s’y prête. Les marques de mode sont fragiles, nous en avons
tous eu la preuve douloureuse avec la faillite de la maison Christian
Lacroix. La France ne peut pas se permettre de perdre dans leur prime
jeunesse les indispensables talents qui vont la renouveler. Ou bien elle
s’exposera à ce que Milan, Londres ou New York lui vole un jour l’idée de
la mode, comme jadis « New York vola l’idée d’art moderne », pour
reprendre le titre du beau livre de Serge Guilbaut. Je suis certain que ces
fonds d’avance et de garantie, ajoutées aux autres initiatives citées,
donneront de l’oxygène aux marques françaises. Et c’est dans le même
état d’esprit que j’ai convenu avec l’ANDAM, présidée par Pierre Bergé,
en accord avec le DEFI, que son prix annuel soit décerné à un créateur
travaillant en France. Si Paris doit en effet continuer d’attirer toute la
création, sans considération de nationalité, je pense qu’elle pourrait
perdre beaucoup à se satisfaire d’être un seul lieu de passage.
Justement, les lieux sont également un facteur essentiel de réussite pour
la mode. Il y a d’abord les résidences. Je pense par exemple à la villa
Noailles, à Hyères. Mon ministère lui a apporté un soutien supplémentaire
substantiel l’année dernière ; cet effort sera poursuivi en 2011. Je suis
aussi de près le projet de Centre International de Recherche et de
Création que porte son directeur, Jean-Pierre Blanc. A Marseille, nous
continuons également de soutenir la Maison de la Création, fondée par
Maryline Bellieud-Vigouroux.
A côté des résidences, il y a les lieux d’exposition et de travail. On dit
souvent qu’il en manque à Paris. Je veux remercier Louis Vuitton et son
président Yves Carcelle qui s’est engagé à nous prêter pour deux ans un
lieu exceptionnel : les trois étages de l’ancien magasin Kenzo, rue du
Pont-Neuf. Là, je souhaite qu’on puisse accueillir des jeunes créateurs au
travail, et montrer leurs collections aux acheteurs étrangers pendant les
semaines des défilés. Je souhaite aussi, au terme de ces deux ans, que
ce lieu continue à exister. Je réfléchis à ce que le Palais de Tokyo soit
l’écrin pour l’accueillir à l’issue de ses travaux de rénovation. Dans le
cadre de sa mission de soutien à la scène française, le Palais de Tokyo
pourrait abriter un espace d’exposition-vente dédié à des jeunes stylistes,
qui pourrait nourrir ensuite l’intérêt des acheteurs des boutiques et des
grands magasins, évidemment l’autre maillon essentiel de cette chaîne.
Le magazine ELLE a lancé un important travail sur la création qui prend
forme avec cette promotion de jeunes talents que je connais, que j’admire
et dont les réussites m’encouragent autant que les difficultés me touchent.
Je voudrais pour terminer féliciter sa directrice, Valérie Toranian, pour
cette initiative, car sans le soutien de la presse, que peuvent les
créateurs ? Je relève que cette initiative s’inscrit de surcroît dans deux
autres dimensions essentielles de mon action : d’une part, la
démocratisation de la culture, qui, dans le cas de la mode, est absolument
essentielle, car la mode ne doit pas être réservée à quelques-uns ; d’autre
part, le numérique, qui va engendrer, là aussi, des révolutions
importantes. Je prends donc date avec plaisir de notre prochain rendezvous
au mois de mai, à l’école des Beaux Arts. Chère Valérie Toranian, je
vous y retrouverai pour célébrer à nouveau la création et envisager la
rentrée de septembre, riche de tous ces nouveaux projets.
Enfin, je sais que certains d’entre vous ont fait le choix douloureux de
venir ici, plutôt qu’au défilé de Dries Van Noten ou de Yohji Yamamoto.
J’aurais aimé les voir moi-même, malheureusement les contraintes d’un
agenda de ministre ne permettaient pas de faire autrement. Je les
accompagne en pensée. J’aurais plaisir à en faire mes invités d’honneur
lors d’un prochain dîner de la mode qui se tiendra ici même. Avec vous je
l’espère.
Je vous remercie.