Madame la Ministre,
Mesdames et messieurs,
Dans son opuscule sur Richard Wagner à Bayreuth, Nietzsche écrit
qu’un grand événement historique n’advient pas seulement du fait du
génie de celui qui l’accomplit, mais aussi de ceux qui le reçoivent. Les
conditions de la réception, la qualité et la réussite de la transmission
sont, nous le savons, fondamentales. C’est la raison pour laquelle,
depuis les origines de ce ministère, la question de l’accès au patrimoine
et à la création – qu’elle que soit la manière dont on l’a considérée et le
nom qu’on lui a donné, la « démocratisation culturelle » ou encore, par
la suite, la « démocratie culturelle » – a toujours été l’enjeu essentiel.
Comment faire pour que l’oeuvre la plus extraordinaire, le patrimoine le
plus sublime, même entamé par la patine, reçoive l’accueil qui marquera
le plein accomplissement de son message ? Comment ouvrir à chacun
un accès aux grandes oeuvres et permettre ainsi à tous et à chacun,
d’enrichir son rapport au monde, de changer radicalement son regard
nourrir et donc, étant devenu autre, d’apprendre à dialoguer ?
Aujourd’hui, cette question centrale du partage des oeuvres dans le
domaine intime qu’est celui de la culture est arrivée à un moment
charnière, à l’un de ces carrefours à deux voies, à l’un de ces instants
des « sentiers qui bifurquent » et qui réclament notre engagement et
notre décision.
Soit nous regardons purement et simplement l’émergence du numérique
se faire et nous nous contentons au mieux de l’accompagner. Soit nous
comprenons que le numérique doit être le grand vecteur d’une nouvelle
politique d’un accès authentique à la culture, et nous prenons la
question à bras-le-corps, d’abord pour mieux comprendre et ensuite,
pour agir plus efficacement. Le numérique est, en effet, un instrument
qui doit permettre de révolutionner la transmission, non seulement de la
création, mais aussi et surtout, pour ce qui nous occupe aujourd’hui, le
patrimoine.
La récente enquête décennale sur les Pratiques culturelles des Français
à l’ère du numérique le démontre : parler de « révolution numérique »
n’est pas une hyperbole, une exagération. Et il est urgent que les
pouvoirs publics culturels prennent la mesure de ces bouleversements,
que ce soit en termes de prospective, de régulation et de modèle
économique. J’ai fait, pour ma part, de la numérisation des contenus
culturels l’une des priorités de mon action de ministre de la Culture et de
la Communication. Je note d’ailleurs que le cadre méthodologique de
cette enquête doit être repensé à l’aune de ces nouvelles pratiques de
lecture.
L’un des débats du partage numérique s’est cristallisé à juste titre, par
saccades et par secousses depuis 2005, autour de la question des
rapports entre le travail de numérisation de la firme américaine Google et
un certain nombre de bibliothèques publiques européennes, en particulier
la Bibliothèque nationale de France.
Cet été encore, le débat s’est emballé au sujet des discussions conduites
par le BnF avec la société Google pour envisager un éventuel partenariat
pour la numérisation d’une partie des fonds patrimoniaux de la BnF.
J’ai souhaité aussitôt me saisir du problème, ne serait-ce que pour dire et
pour écrire, d’abord, la nécessité de dépassionner le débat. Trop de
réflexes, trop de fantasmes, trop d’à-peu-près m’ont paru grever les
échanges du mois d’août. Et j’ai été frappé, depuis, par la diversité des
avis de toutes les personnes éclairées que j’ai pu écouter et consulter sur
cette question.
C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité lancer une mission de réflexion
sur ce thème de la numérisation des bibliothèques et décidé d’en confier
la charge à des personnalités incontestées de ces domaines, qui me
semblent posséder toutes les compétences nécessaires à ma volonté
d’éclairer le débat.
Vous aurez reconnu ceux qui rougissent ! D’abord Marc TESSIER, ancien
directeur général du CNC, ancien président de France Télévision,
institutions à la tête desquelles il a accompli un travail exemplaire, et
actuellement président de Vidéo Futur Entertainment Group. Marc
TESSIER est familier de l’univers numérique et de ses enjeux et c’est
pourquoi j’ai décidé de lui confier la présidence de la mission sur la
numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques que j’ai le plaisir
de lancer officiellement aujourd’hui devant vous et avec vous. Il sera
accompagné dans sa tâche et dans cette mission par Emmanuel HOOG,
le Président de l’INA dont la numérisation du patrimoine connaît un
succès exceptionnel, et qui vient de publier un ouvrage très intéressant,
Mémoire année zéro, où il aborde notamment l’impact du numérique sur
la notion de mémoire. Olivier BOSC, conservateur des bibliothèques au
Château de Chantilly, Alban CERISIER, directeur des fonds patrimoniaux
et du développement numérique aux éditions Gallimard, et François-
Xavier LABARRAQUE, directeur du développement et de la stratégie de
Radio France, apporteront leurs expertises respectives. Je tiens aussi à
remercier Sophie-Justine LIEBER, maîtres des requêtes au Conseil
d’Etat, qui sera le rapporteur de cette mission, et qui, pour avoir été
rapporteur de la mission PATINO sur le livre numérique, est une experte
en ces matières.
Je tiens à leur dire toute ma confiance et à leur exprimer mes
remerciements sincères et chaleureux pour avoir accepté la charge de
travail que représente cette mission nécessaire.
Je souhaite que les recherches, les réflexions et les consultations que
vous conduirez aident les pouvoirs publics à mieux apprécier les risques
et les avantages d’un partenariat entre ce géant économique et nos
institutions publiques. Vous devrez bien évidemment avoir à l’esprit non
seulement l’aspect technique du problème, mais aussi sa portée politique,
au sens noble du terme, c’est-à-dire la visée de l’intérêt général et de
l’indépendance nationale fondamentale en matière de culture et, en
particulier, de valorisation du patrimoine. Vous devrez bien sûr vous
garder de toute position idéologique, et je vous fais confiance sur ce point
aussi, notamment de toute hostilité facile et irréfléchie envers
« l’Amérique » : ni rêve, ni cauchemar américains ne seront convoqués, je
le sais, dans vos débats. Et vous devrez être bien fermes sur certains
principes intangibles, notamment sur la question fondamentale des droits
d’auteurs et les agissements de Google en la matière, par exemple le
projet d’accord avec les ayants-droit américains. La France, vous le
savez, est intervenue dans la procédure en cours pour s’élever contre
l’économie générale de cet accord.
Vous garderez à l’esprit les risques d’un partenariat avec une société telle
que Google :
· le renforcement de sa position dominante ; le monopole
n’est pas la liberté !
· la durabilité de la conservation et de l’archivage des fichiers
numérisés comporte bien des interrogations ;
· la question de la propriété des fichiers numérisés reste en
suspens ;
· la récente crise a montré la fragilité d’établissements
séculaires et prestigieux : le devenir de cette société, mais aussi sa
stratégie à long terme, sur la « longue durée », c’est-à-dire à l’aune
de l’action publique et de l’intérêt général en matière de patrimoine,
restent marqués par de nombreuses incertitudes.
Je précise qu’en arrière-plan de ce dossier se posent des questions
techniques, mais qui ont des conséquences politiques non négligeables,
telles que la gestion des oeuvres orphelines et des oeuvres épuisées. Je
ne les développerai pas ici, mais elles ne peuvent être séparées de la
problématique générale. Je ne ferai également qu’une brève allusion à
Europeana, mais je souhaite que la France soit l’un des grands des
moteurs de ce beau projet de bibliothèque numérique. La France est
d’ailleurs le premier contributeur d’Europeana. Car l’effort public pour la
numérisation des contenus culturels, déjà très conséquent, montre que
nous avons une claire conscience de l’importance de l’enjeu.
C’est pour accélérer la cadence et accroître encore notre engagement que je souhaite que la Commission JUPPE-ROCARD pour le Grand Emprunt National retienne des projets de numérisation du patrimoine culturel de l’Etat.
C’est vous dire l’importance de vos conclusions et la nécessité qui est la
mienne de disposer d’une analyse approfondie des éléments techniques,
des conditions juridiques, de l’intérêt économique, de l’opportunité
politique et stratégique de tels accords, afin de prendre la décision que je
jugerai la meilleure et la plus capable de s’inscrire dans la « longue
durée ». Une analyse des accords conclus dans les autres pays avec la
société Google et d’autres sociétés pour la numérisation des fonds
patrimoniaux sera, bien évidemment, nécessaire.
La mission consultera les personnalités qualifiées du monde des
bibliothèques, du numérique et des autres domaines utiles à votre
réflexion : économistes, ingénieurs, juristes.
A partir de cette consultation, vous me présenterez, le 24 novembre
prochain, dans un mois, une note problématique d’étape, qui me
permettra de disposer d’éléments pour éclairer la discussion inscrite à
l’ordre du jour de la réunion du conseil des ministres de la culture de
l’Union européenne, le 27 novembre prochain. Vous me rendrez votre
rapport définitif le 15 décembre.
En somme, ce rapport devra répondre aux questions suivantes :
· l’opportunité et la pertinence d’un accord entre la BnF et
Google du triple point de vue du partage et du rayonnement des
contenus français sur Internet, de l'intérêt économique et financier
pour l'Etat et le contribuable, du message politique à adresser à la
communauté internationale,
· les propositions alternatives que vous jugerez pertinentes
en matière de partenariat privé, à l'aune de l'ensemble des éléments
de contexte que vous aurez pu analyser.
J’insiste sur le fait que la position qui sera choisie par le gouvernement
français sera particulièrement observée par nos partenaires européens et,
plus globalement, par l’ensemble du monde. C’est pourquoi je serai, moi
aussi, très attentif à vos conclusions.
Car, cher Marc TESSIER, mesdames et messieurs les membres de la
commission, votre travail sera une clef de voûte de notre action en faveur
d’une « culture, non seulement pour tous, mais pour chacun », c’est-à-dire
d’une politique du partage numérique du patrimoine culturel de notre pays,
pour « chacun » de nos concitoyens.
Avant, donc, de vous donner rendez-vous à la mi-décembre, je vous
remercie de votre attention, et je passe la parole à ma collègue Nathalie
KOSCIUSKO-MORIZET.