Je dis souvent que la culture est du domaine de l’intime. Et pourtant, il pourrait y avoir quelque chose d’intrusif à ouvrir ainsi, aux regards du public, le refuge même du poète. Pourtant, et c’est là, sans doute, la force et la grâce de Jean COCTEAU, comme peut-être des plus grands créateurs, le talent reste insaisissable : impossible de le capturer dans ses métamorphoses et dans ses incarnations multiples, impossible de l’enfermer dans un lieu, sinon comme dans un écrin ouvert, qui ne conserve que des incitations à la découverte, et jamais des assignations.
Ce lieu est ouvert, bien sûr, parce qu’il est à l’écart de ce que COCTEAU appelait les « sonnettes du Palais Royal » – j’ai failli dire les « sornettes du Palais Royal »… mais ce n’était qu’un lapsus dont chacun m’excusera – ce Palais Royal où il a habité, à quelques pas d’un ministère dont il vit les commencements et où il demeure omniprésent, comme une figure tutélaire.
Ouvert, il l’est aussi parce qu’il est au cœur de l’idylle du Gâtinais français, dans un domaine où « la nature et le printemps jubilent », pour reprendre le mot de COCTEAU, qui devait un peu s’apercevoir lui-même au miroir de cette profusion légère.
Ouvert, parce que ce fut le lieu de la liberté d’être soi, à plusieurs, et d’accueillir et de faire converger les trajectoires des plus grands artistes du temps, tous emportés dans la merveilleuse légèreté de l’être. Tous ces génies se trouvaient soudain délestés de toute gravité – à l’exception de celle qui est la plus profonde, mais qui reste secrète, et que le poète appelait la « difficulté d’être ». Et là, dans un tournoiement de créativité, ils donnaient peut-être le meilleur d’eux-mêmes.
Ainsi, outre les nombreux chefs-d’œuvre par lesquels COCTEAU a su cristalliser les inspirations de sa fantaisie, nous pouvons aussi contempler la manière dont il fut perçu et représenté par ses contemporains, et qui dessine une sorte de PROTEE insaisissable, un peu comme la Poésie même selon la célèbre définition qu’en donne Théodore de BANVILLE – mais un Protée dont les différentes incarnations étaient toujours des apparitions plus que des métamorphoses.
Il est un autre personnage cher à COCTEAU qui, comme lui, savait emmener les choses et les êtres dans une danse continuelle. Il lui a consacré l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma français mondial : je veux bien sûr parler d’ORPHEE. C’est par le chant, c’est par le charme, c’est par une présence aérienne, éthérée, élégante, qu’il était l’ordonnateur sans ordonner, le chef de chœur sans avoir à diriger, par la simple attraction de la grâce.
Cette Maison, c’est donc un écrin dont chaque trace, au sens de Walter BENJAMIN, allège plus qu’elle ne charge, qui invite ainsi à l’exploration plus qu’elle n’arrête et ne fixe. Car de la grande épopée intime de ces amitiés artistiques, il est resté, outre des œuvres, des tableaux, des esquisses, des photos et des manuscrits griffonnés, des souvenirs vivaces et des fidélités, celle de Pierre BERGÉ, fait légataire universel par Edouard DERMIT, le compagnon du maître, Pierre BERGÉ que je tiens à remercier de son engagement total dans ce grand projet.
Exemplaire par la diversité et la richesse prodigieuses de ses collections, ainsi que par son esprit d’ouverture, cette Maison me semble tout aussi remarquable par sa réussite esthétique que par la qualité du projet culturel qui l’incarne, et je tiens à féliciter à la fois l’architecte François MAGENDIE, la muséographe Nathalie CRINIÈRE et le directeur scientifique et artistique Dominique PAÏNI, sans oublier bien sûr le paysagiste Loïc PIANFETTI, à les féliciter tous quatre pour l’ampleur et la cohérence de leur travail au service de COCTEAU et de son œuvre, mais aussi du public, de tous les publics.
Le petit miracle de cette rénovation n’aurait pas été possible sans la forte implication des collectivités territoriales à tous les niveaux, de la Région Ile-de-France à la commune de Milly-la-Forêt, en passant par le Département de l’Essonne, et que je veux remercier au nom de la mémoire toujours vive de Jean COCTEAU, ainsi que l’Agence des Espaces verts d’Île-de-France et l’Agence Eau Seine-Normandie. La généreuse contribution de la maison CARTIER, par son action de mécénat, s’est révélée, elle aussi, essentielle.
La magnifique réalisation qui voit aujourd’hui le jour est à la hauteur de notre légitime ambition, et nous offre le bonheur d’un vrai musée au sens le plus moderne du terme, dynamique et d’une exquise élégance, à l’image de celui auquel il est consacré.
En ce sens, la Maison de COCTEAU est sans doute le parangon, le paradigme de ce que nous souhaitons mettre en place avec le projet de mise en valeur et en réseau des Maisons des Grands Hommes et Femmes Remarquables : non, pas des lieux voyeuristes et réducteurs, simplement anecdotiques, qui rabattraient le talent sur le quotidien et la banalité, mais bien des espaces où souffle l’esprit de ceux qui y ont habité pour y créer et pour y partager, mais bien des portes d’entrée vers les œuvres et la pensée de ces grands artistes.
A partir d’un inventaire exhaustif de ces Maisons, réalisé par les services de mon ministère en lien étroit avec les collectivités territoriales, nous allons construire une sorte de géographie imaginaire, faite d’itinéraires singuliers et de parcours personnels, à travers l’espace et à travers le temps. Il s’agit de mieux identifier ces lieux, d’élaborer une charte et un cahier des charges propre à les rendre plus visibles et plus lisibles, et de créer un réseau qui vienne aussi renforcer l’attractivité touristique de nos territoires, notamment dans les zones rurales qui abritent un grand nombre d’entre elles.
Ce projet, qui s’adresse à chacun des visiteurs, quels que soient leurs horizons, culturels ou sociaux, nous invite à entrer en dialogue avec ces grandes figures qui parfois nous intimident en leur rendant visite chez eux, dans l’intimité de la demeure où ils ont élu domicile. Car c’est presque une pierre de touche pour un écrivain que sa maison, et la forme d’une façade et d’un intérieur, loin d’imposer quelque explication que ce soit, ni même un contexte qui viendrait plomber les ailes de la lecture et de l’interprétation, dessine un signe supplémentaire de son œuvre.
En parfaite résonance avec ce projet de libre découverte, la Maison COCTEAU de Milly-la-Forêt nous invite en même temps à passer « de l’autre côté du miroir » – celui, étrange et troublant, du rêve et de l’imaginaire – comme dans ces scènes inoubliables d’« ORPHEE » où l’on voit Jean MARAIS et Maria CASARES accomplir ce rite de transgression onirique vers l’univers, à la fois si proche et si lointain, des Enfers, c’est-à-dire, peut-être, cet espace de la Fiction, qui donne au réel toute son épaisseur et lui confère sa pleine dimension.
Lorsqu’il arrive aux Enfers et qu’il doit décliner son identité, ORPHEE répond qu’il est « Poète », mais les fonctionnaires Cerbères qui gardent l’entrée des profondeurs souterraines échangent un regard perplexe, car cette profession n’est pas répertoriée dans leurs fichiers kafkaïens… « Mettez écrivain », finit par leur concéder ORPHEE. C’est, je crois, dans cet interstice entre l’Écrivain et le Poète qui échappe à toute rubrique prédéterminée, que se loge la magie de la vision et de la façon d’être au monde et d’y créer qui caractérisait Jean COCTEAU : une magie qu’a su admirablement capter cette Maison merveilleusement hantée par un génie aux mille visages qui, toujours plus intensément présent, tient sa promesse de « rester avec nous ».
Je vous remercie.
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l’occasion de l’inauguration de la maison Jean Cocteau, à Milly-la-Forêt
Monsieur le Président de la Région Ile-de-France, Cher Jean-Paul HUCHON,Monsieur le Président du Département de l’Essonne, Cher Michel BERSON,Monsieur le Maire, cher François ORCEL,Monsieur le Président de la Maison Cocteau, Cher Pierre BERGÉ,Mesdames et Messieurs,Chers amis,
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