Ces prêts exceptionnels, à découvrir jusqu’à l’été 2025, convoquent le regard des artistes du XIXème siècle pour nourrir une méditation contemporaine sur les mutations environnementales.
En prêtant "Anguille et rouget" d’Édouard Manet au musée Saint-Léger de Soissons et "La Seine à Port-Marly, le lavoir" de Camille Pissarro au musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin, le musée d’Orsay souligne la puissance suggestive de la peinture de paysage et de nature morte pour penser la transformation des écosystèmes.
À Soissons, une nature morte au présent
Peinte en 1864, "Anguille et rouget" d’Édouard Manet est une œuvre dense, silencieuse, énigmatique. Représentant deux poissons posés sur un entablement, sous une lumière crue, elle condense l’art de la nature morte dans sa forme la plus abrupte. Loin d’un simple exercice technique, cette peinture capte l’inquiétante étrangeté du monde animal, à l’heure où les équilibres naturels commencent à être fragilisés par l’essor industriel.
Présentée au musée d’art et d’histoire Saint-Léger, dans le cadre de l’exposition "L’Anguille sous cloche", cette œuvre dialogue aujourd’hui avec les enjeux de la disparition des espèces et de la préservation de la biodiversité. L’anguille, rarement représentée en peinture, devient ici un symbole d’un monde aquatique menacé, que l’art peut contribuer à faire émerger dans la conscience collective.
"Anguille et rouget" d’Édouard Manet (1864) : l’énigme silencieuse de la nature morte
Peinte en 1864, à un moment charnière de la carrière de Manet, "Anguille et rouget" s’inscrit dans une série de natures mortes où l’artiste s’émancipe des conventions académiques tout en revendiquant l’héritage espagnol et hollandais. Les influences de Zurbarán ou de Chardin y sont manifeste, mais intégrées par un traitement plus brutal de la lumière et une frontalité saisissante. L’œuvre frappe par sa retenue chromatique : le fond presque noir, texturé, absorbe toute profondeur, les poissons sont saisis dans une matière presque tactile, haptique ; et le pinceau, nerveux mais précis, fait vibrer la chair mouillée dans un contraste presque dramatique.
À cette époque, Manet s’essaie à des compositions plus intimes, en marge de ses scènes de genre scandaleuses, et la nature morte devient pour lui un terrain d’expérimentation formelle. Dans l’étrange contiguïté entre la vitalité figée et la présence insistante, se révèle une autre tension : celle du naturalisme et d’une abstraction naissante.
Le tableau, longtemps resté méconnu, prend aujourd’hui une dimension nouvelle, à l’heure où la raréfaction de l’anguille – espèce emblématique des milieux humides européens – transforme cette composition en vanité contemporaine.
À Saint-Quentin, un paysage à la croisée des eaux
"La Seine à Port-Marly, le lavoir" (1872) de Camille Pissarro, aujourd’hui visible au musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin, s’inscrit dans une tradition picturale du paysage observé sur le motif. Mais derrière l’apparente tranquillité de cette scène de bord de fleuve se devinent déjà les premiers signes d’un monde qui change : les rives aménagées, la présence humaine, les effets de lumière sur l’eau disent un fleuve à la fois vivant et utilisé, traversé d’usages multiples.
En l’intégrant à son parcours permanent, le musée souligne combien ce tableau résonne avec les représentations contemporaines de l’anthropocène.
"La Seine à Port-Marly, le lavoir" de Camille Pissarro : les usages du fleuve
Réalisée en 1872, cette vue de Port-Marly s’inscrit dans la période dite de Louveciennes, où Pissarro, revenu d’exil après la guerre franco-prussienne, explore les berges de la Seine avec un regard transformé. Ce tableau témoigne d’un équilibre subtil entre observation réaliste et sensibilité pré-impressionniste : le cadrage resserré, l’atmosphère suspendue, le traitement vaporeux des reflets d’eau révèlent un artiste en quête d’une vérité sensible du paysage.
Contrairement à Monet, Pissarro ne recherche pas la dissolution de la forme mais son incarnation discrète, à travers une touche plus modeste, presque sourde, qui accorde une place égale aux figures humaines, aux architectures et aux éléments naturels.
Le lavoir, situé entre monde domestique et univers industriel, symbolise ici une étape de transformation : celle où les rives du fleuve commencent à être façonnées par les usages humains. C’est le début d’un processus d’anthropisation, où la nature cesse d’être intacte pour devenir un paysage habité et modifié.
Ce tableau, souvent éclipsé par les grandes vues rurales de Pontoise, mérite une attention particulière : il résume avec finesse la manière dont Pissarro articule recherche picturale, regard social, conscience écologique tout juste naissante, et fidélité au motif.
Deux regards, deux sensibilités, une même urgence
Ces deux œuvres témoignent de l’investissement des genres dits mineurs par les artistes en rupture avec l’académisme : le paysage et la nature morte occupent une place secondaire, loin derrière la peinture d’histoire, considérée comme la plus noble car porteuse de récits édifiants. C’est dans l’écart entre la modestie apparente du sujet et la radicalité du traitement plastique que se manifeste une part essentielle de la modernité. Le paysage devient un laboratoire de lumière et de sensation comme en témoignent les travaux de Corot, Daubigny puis de Monet, Sisley et Pissarro, tandis que la nature morte, espace silencieux et atemporel, permet des expérimentations sur la touche, la composition et les effets de matière.
Le musée d’Orsay, en confiant ces tableaux à deux musées de territoire, affirme le rôle des collections publiques dans l’activation de nouveaux récits écologiques. À Soissons comme à Saint-Quentin, c’est à travers les formes de la peinture que se joue la perception renouvelée de la nature comme patrimoine commun et vulnérable.
Si ces œuvres n'ont pas été créées dans une perspective « écologique » au sens contemporain que nous entendons communément aujourd’hui, elles rendent néanmoins sensibles les formes de la vie et les conditions de leur transformation. Loin d’être anecdotiques, elles sont aujourd’hui également des documents poétiques du basculement dans l’anthropocène, ce temps où les paysages portent la trace indélébile de l’action humaine.
Partager la page