Avec Pierre Alferi nous perdons un artiste total qui dansait comme un funambule sur la poésie des mots, des idées, des images.
Jeune homme brillant et déjà passionné par les dédales de la pensée, Pierre Alferi intègre l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm où il se spécialise en philosophie avant de soutenir une thèse qui inspirera son premier essai : Guillaume d’Ockham, le singulier publié en 1989 aux Editions de Minuit. De la pensée médiévale, il garde toute sa vie l’amour de l’éclectisme des arts que la modernité n’est pas encore venue diviser. Alferi est d’abord philosophe, mais il sera bientôt poète, dramaturge, romancier.
En 1991, Alferi fait son entrée en poésie avec Les allures naturelles, tout juste suivi par Le chemin familier du poisson combatif : texte inclassable dont le titre, un alexandrin décalé, dit toute la fantaisie de son auteur. Au fil des années, les textes s’enchaînent sans cesser de surprendre et trouvent même un écho au-delà de nos frontières, notamment aux Etats-Unis. Pierre Alferi aime que son lecteur embarque dans son livre comme il sauterait dans un train, alors le plus souvent ses textes n’ont pas de début, pas de fin : mais ils ont de la force.
Si la littérature reste son medium d’expression principal, avec une vingtaine de titres essentiellement parus chez P.O.L, Pierre Alferi ne trace pas ses mots qu’entre deux couvertures. Dès la fin des années 1990, il réalise des films courts où les mots prennent un sens et un rythme différent, avant de partager des « cinépoèmes » avec Rodolphe Burger dont il est aussi le parolier pour Kat Onoma. En 2003, c’est à la voix de Jeanne Balibar qu’il prête sa plume pour son disque Paramour, avant de calligraphier huit ans plus tard ses poèmes pour les arrêts de la ligne 3 du tramway parisien. Puis, lorsqu’il nous invite en 2013 à plonger dans ce qu’il crée de plus Intime, on découvre émerveillé un monde où son dessin et sa poésie se mêlent. Enfin, il embarque dans l’aventure du spectacle vivant avec Fanny de Chaillé qui met en scène ses mots dans Coloc et Les Grands, partage avec lui le plateau de Répète et s’inspirera ensuite du Divers chaos pour son spectacle Le Chœur.
Pierre Alferi jongle entre les styles mais aime aussi passer la balle. En lançant la revue Détail avec Suzanne Doppelt puis La revue de littérature générale avec Olivier Cadiot, Pierre Alferi partage avec ceux qui le veulent sa vision de la littérature et offre à ses contemporains un espace de réflexion et d’expression qui n’existait pas auparavant. Avec le sculpteur Jacques Julien, il entame dans les années 2000 un dialogue artistique qui donnera lieu à plusieurs livres à quatre mains et à quelques installations communes. C’est avec la même générosité qu’il traduit plusieurs livres de la Bible et de nombreux poètes de Paul Klee à Ezra Pound. C’est ce même goût de la transmission qu’il porte avec passion en enseignant depuis 2015 la littérature aux Beaux-Arts de Lyon, aux Arts Déco de Paris puis aux Beaux-Arts de Paris à des générations d’artistes en devenir, sans jamais cesser d’écrire en parallèle.
« Ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l’écrire » disait son père, Jacques Derrida. C’est peut-être cela que Pierre Alferi a fait toute sa vie durant : Parler, Chercher une phrase, ne jamais cesser d’expérimenter aux frontières du son, de l’image et des mots, laissant derrière lui une œuvre colossale et déjà immortelle. Ses dessins quotidiens, son inventivité et son regard nous manqueront.
J’adresse à sa famille et à ses proches mes plus sincères condoléances.