Messieurs les ministres,
Messieurs les ambassadeurs,
Très chers amis, que je suis très heureuse de voir ici,
Ce n’est pas si fréquent de vous avoir tous réunis. C’est un très grand plaisir pour moi de vous retrouver dans ce Palais Royal - car nous aussi, nous avons un Palais Royal -, à l’occasion de l’ouverture de cette 37ème édition du salon Livre Paris, qui est le rendez-vous de tous les professionnels de l’édition, des auteurs, des lecteurs, des libraires, des traducteurs, des bibliothécaires, de tous les amoureux du livre.
C’est un rendez-vous très important pour nous, un rendez-vous majeur dans l’actualité de notre pays, parce que le livre est resté, à travers les âges - et on s’en réjouit -, d’une modernité absolue.
Il peut s’adresser à chacun de nous, intimement, différemment, en nous ouvrant la plus grande liberté des horizons inconnus, mais aussi en nous disant ce que nous avons en commun, ce que nous avons en partage.
Le grand écrivain Alberto Manguel dans Une histoire de la lecture nous disait ceci : « Les livres rangés sur mes étagères ne me connaissent pas avant que je les ouvre, et pourtant je suis certain qu’ils s’adressent à moi en m’appelant par mon nom. Je suis pressenti dans Platon comme je le suis dans tous les livres, même dans ceux que je ne lirai jamais. »
En cela, ils sont un témoignage profond de notre humanité. Cette lecture qui se joue de tous les murs, qui sont aussi présents dans notre actualité – des murs réels, des murs symboliques, que certains voudraient ériger. Ils incarnent la liberté. C’est pour cela que nous avons ici organisé la première édition, en janvier dernier, de la Nuit de la lecture, qui a rassemblé près de 250 000 personnes dans les bibliothèques, dans les librairies de France, autour des auteurs pour des lectures en famille ou des lectures entre amis. C’est pour cela que nous avons renforcé l’opération « Partir en livres » qui s’adresse, l’été, aux jeunes enfants et notamment à ceux qui ne partent pas en vacances. C’est pour cela que nous avons soutenu et que nous soutenons encore très fort les bibliothèques, et notamment celles qui s’engagent à ouvrir leurs portes le dimanche. C’est pour cela aussi que nous avons déployé depuis trois ans un important plan de soutien aux librairies indépendantes qui, partout sur notre territoire, portent la diversité. C’est pour cela aussi que nous défendons dans toutes les instances internationales, européennes le droit d’auteur en particulier, la propriété intellectuelle en général.
Avec les livres, les frontières sont toujours ouvertes, pour reprendre le titre d’une remarquable tribune d’Hisham Matar, un auteur libyen, qui est parue il y a quelques jours dans le New York Times.
Nous sommes très attachés, donc, au Salon du Livre, qui réunit plus de 150 000 personnes, près de 3 000 auteurs, et qui met le livre au cœur de l’actualité – même si cette année il est en concurrence avec une actualité rebondissante de la campagne électorale. Mais ce soir, le Président de la République inaugurera ce Salon du Livre. C’est un moment auquel il est très attaché.
Moi-même, je ne serai pas là ce soir, je serai dans l’avion, mais je vous retrouverai samedi matin.
Recevoir cette année le Maroc comme invité d’honneur, à travers le livre, c’est une première, mais c’est aussi une évidence. Je voudrais remercier d’abord tous les professionnels qui l’ont organisé, marocains et français.
C’est une évidence parce que, depuis plus de quinze ans, le Maroc connaît une effervescence créative, une Movida, une Naïda qui ne demande qu’à être mieux partagée et mieux connue en dehors des frontières du Royaume.
Autour de la musique, autour de la peinture, autour de la poésie, de la littérature, des festivals, partout, ils prennent appui sur la richesse et la profondeur de cette civilisation multiséculaire pour s’affirmer dans la modernité.
On connaît en France de grands auteurs – certains sont là – : Tahar Ben Jelloun, Driss Chraïbi, Fouad Laroui, et ils jouent ce rôle d’ambassadeurs. Mais derrière eux, avec eux, autour d’eux, il y a de très nombreux auteurs marocains à découvrir, quelles que soient leurs langues d’écriture, parce qu’elles sont plurielles.
Elles sont plurielles, parce que le Maroc a cet atout exceptionnel dans le monde d’aujourd’hui – un atout qui est revendiqué jusqu’à son texte le plus important, son texte constitutionnel –, d’être fondé sur des racines multiples. Le préambule de la Constitution affirme avec clarté l’attachement à la civilisation berbère, juive, arabo-musulmane, andalouse et africaine.
C’est ce tissage très serré, si singulier au Maroc, qui permet aux générations actuelles d’avancer et qui donne aux artistes la capacité d’additionner là où tant d’autres fracturent. Et les artistes, les auteurs marocains, qu’ils soient à Casablanca, à Paris, à Montréal ou à New York, peuvent être à la fois pleinement de leur lieu et de leur temps, et rebondir sur cette toile solide qui est tissée par la profondeur et la densité de ce Maroc pluriel.
C’est la promesse que nous fait cette année « Maroc à livre ouvert », c’est celle de nous faire découvrir la diversité de la pensée et de la littérature marocaine, plus généralement des artistes – pas uniquement des auteurs – qui tracent, avec la plume, avec le pinceau, avec le guembri aussi, un rapport singulier à la modernité, dans le cadre du Salon du Livre mais aussi ailleurs, dans des lieux emblématiques de Paris. Je pense particulièrement au Bataclan où se déroulera lundi soir prochain un concert Gnaoua, un rapprochement qui est chargé de sens et qui me touche particulièrement.
Nous avons en commun, entre le Maroc et la France, cette vision du dialogue à travers la culture et singulièrement à travers le livre. C’est pour cela que j’ai eu le plaisir d’annoncer à Beyrouth en novembre dernier un plan de soutien renforcé aux librairies francophones à travers le monde et aussi une intensification de nos aides à la traduction entre les deux pays de la Méditerranée, et cela doit bénéficier au dialogue avec le Maroc.
C’est pour cela aussi que j’ai confié à Bernard Foccroule une mission pour renforcer la coopération entre les deux rives de la Méditerranée. C’est aussi le sens du cycle international d’exposition « Picasso Méditerranée » qui passera par la France, par l’Italie, mais aussi par le musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain à Rabat.
Ce matin, quelle plus belle manière de célébrer la littérature marocaine, de célébrer le lien qui unit les lettres de nos deux pays, que de mettre à l’honneur Leïla Slimani, vous qui vous définissez comme « 100% française et 100% marocaine ».
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Chère Leïla Slimani,
La République vous honore aujourd’hui, parce que vous incarnez, à tous points de vue, le plus beau visage de la France – je dirais même, ce matin, la plus belle silhouette. Celui d’une jeunesse talentueuse qui n’a peur ni de l’avenir, ni des autres, et qui assume pleinement la multiplicité de ses attaches. Rabat, Paris, la khâgne à Fénelon, l’ESCP, Jeune Afrique, toutes ces saveurs disparates qui vous donnent une coloration singulière.
Vous avez fait de votre histoire entre les deux rives de la Méditerranée un ancrage, sans départ ni accueil, sans exil ni nostalgie. Vous êtes parisienne jusqu’au bout des ongles, vous êtes attachée à cette ville que vous avez faite patrie et que vous ne demandez qu’à servir comme soldat lorsqu’on l’attaque. Vous êtes aussi pleinement marocaine et vous n’y voyez aucune contradiction, vous qui avez grandi en fêtant Noël dans la campagne entre Fès et Meknès, au sein d’une famille où votre oncle était un enfant juif caché dans un village en France pendant la Guerre, votre grand-mère alsacienne réfugiée en Suisse, votre grand-père musulman officier de l’Armée coloniale. Vous êtes l’enfant de tous ces destins singuliers, étrangers et cela fait de vous une femme pleinement parisienne.
Parce que cette riche histoire, c’est pour vous une chance. Personne ne peut vous réduire à une seule de ces filiations, justement parce que vous les revendiquez toutes.
Que ce choix de liberté vous conduise à la littérature, après avoir éprouvé votre goût du monde et de l’autre dans le journalisme, nous paraît comme une évidence. Je veux saluer ceux qui ont tout de suite vu en vous ce talent dont vous n’étiez pas sûre – vous hésitiez – : la maison Gallimard, Jean-Marie Laclavetine et Tahar Ben Jelloun. Je veux aussi, de mon côté, vous remercier pour avoir accepté tout de suite d’être la marraine de cette Nuit de la Lecture que nous avons organisée. Vous en avez saisi immédiatement l’ambition et le sens.
Vous aviez d’ailleurs déclaré, à cette occasion, dans ce même ministère de la Culture, que « la lecture vous a construite, qu’à 12 ans, vous avez été russe, américaine, latine tout en restant à Rabat ».
Avec force, vous avez aussi clairement dit quelles étaient vos valeurs et quels étaient vos combats lorsque les lumières de la presse se sont tournées vers vous.
Vos deux premiers romans ont pour héroïnes des femmes, et vous vous dites « évidemment, totalement, viscéralement » féministe. C’est aussi le modèle d’une mère qui a été l’une des premières femmes médecins spécialistes au Maroc, et le regard bienveillant d’un père. Je vous cite encore : « Je suis devenue femme quand j’ai lu Virginia Woolf, Fatima Mernissi et Simone de Beauvoir ».
Vous avez la complexité des grands auteurs, nourrie d'un parcours aux racines multiples, tissée de rencontres et de tentatives fructueuses de donner sens à notre monde.
Vous êtes le symbole de ce que l'écriture peut apporter à la société : un regard incisif, la profondeur de l'âme humaine mise à jour. Parce que, derrière votre sourire, derrière ce visage auréolé de l'illustre prix Goncourt, qui s'est révélé au public dans une très belle année de littérature, il y a aussi le goût de l'ombre. Le goût de l'exploration des tréfonds intérieurs, de la face cachée des individus, sans laquelle la vie serait réduite à du papier glacé.
La volonté de révélation aussi, dans vos textes, des rapports de classe, sous le voile de la courtoisie et des discussions policées de notre époque moderne. Le goût du dévoilement de ce qui se joue du rapport à soi dans le rapport au corps de l’autre.
Je ne sais quelles phrases entortillées sous vos boucles d'infante aujourd’hui sont en train de naître. Vous nous le direz dans votre prochaine œuvre.
Peut-être que seul l'esprit du Livre qui nous réunit ce matin, qui nous réunit cette semaine, et qui nous réunit tous profondément, en détient le secret. Je veux conclure en vous disant ma confiance et notre confiance, celle de tous vos amis qui sont ici réunis, dans la promesse que vous incarnez, et qui fait que la République vous honore aujourd’hui.
« Leïla Slimani, nous vous faisons officier de l’ordre des Arts et des Lettres. »