« Elle est retrouvée. Quoi ? L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil ».
Je sais que vous avez souvent été associé à MALLARMÉ, très présent
dans votre oeuvre, mais ce sont ces vers célèbres de RIMBAUD qui me
sont venus immédiatement à l’esprit en voyant ce merveilleux plafond
que vous avez donné au Louvre et que j’ai le plaisir d’inaugurer avec
vous aujourd’hui, comme une forme d’hommage à votre parcours
exceptionnel.
Car c’est la même simplicité d’un génie réconcilié qui, me semble-t-il,
inspire ces vers de RIMBAUD et le travail que vous avez offert au plus
prestigieux Musée de notre pays.
« C’est la mer allée avec le soleil » : ce qui frappe dans ce plafond, c’est
en effet la riche ambiguïté d’un bleu qui est à la fois au-dessus de nos
têtes, et suggère ainsi un ciel – un « ceiling » précisément, car c’est bien
l’origine française du mot anglais –, un « ciel étoilé au-dessus de nos
têtes », avec ses constellations simplifiées. Et en même temps, c’est la
mer éternelle des Grecs, cette « Thalassa, Thalatta » scandée à pleins
poumons par les soldats de l’Anabase, chez XÉNOPHON – l’anabase,
une « montée » aussi, qui vous a beaucoup inspiré, comme elle a inspiré
notre poète SAINT-JOHN-PERSE, dont nous célébrons cette année
le cinquantenaire du Prix Nobel. Oui, nous retrouvons au-dessus de nous
cette mer grecque où a disparu ICARE « le jeune audacieux, qui pour
voler au ciel eut assez de courage » – cette métaphore de l’artiste. C’est
la Méditerranée même où erra le héros d’HOMÈRE, fondateur des
aventures de l’esprit et de l’art. C’est cette Méditerranée auprès de
laquelle vous habitez, dans la patrie de la nourrice d’ENÉE, cette Gaète
et qui est un peu l’horizon originel et sempiternellement jeune de notre
culture. « C’est la mer allée avec le ciel », si je puis dire, en transformant
juste un peu RIMBAUD pour me rapprocher de votre travail.
Cette origine qui est en même temps une destination, vous nous la
donnez à voir sans emphase, car vous avez choisi, vous l’artiste aux
mille succès et à l’immense reconnaissance, de jouer pleinement la carte
de la commande, de la discrétion, et de nous donner simplement un
décor. Vous n’avez pas voulu imposer une personnalité intrusive, écraser
ce plafond, pour ainsi dire, mais au contraire l’alléger et l’ouvrir, comme
un rappel de l’époque où cette salle était ajourée et éclairée par un ciel.
Elle l’est aujourd’hui, grâce à vous, magnifiquement, par un « ceiling ».
En entrant dans cette salle des bronzes riche de tant d’Histoire qui aurait pu
l’empeser, et en voyant l’espace que vous avez créé, j’ai eu envie de
m’écrier « Que le bleu soit », « Fiat ceruleum », c’est-à-dire cette couleur
même du ciel.
En fait, ce ciel de mer, comme André BRETON parlait d’un « clair de
terre », est l’appel du large et de la hauteur indispensable pour nous faire
mieux voir les trésors forcément corrodés, attaqués par les injures du
temps, de cette Salle des Bronzes. Votre bleu est un peu l’antipode du vertde-
gris et de la rouille qui chargent et menacent ces splendeurs
rassemblées, il est un peu l’antidote du temps qui risquerait de nous faire
manquer notre rencontre avec ces beautés d’autrefois.
Par cet appel d’un azur qui investit le centre du plafond, vous rendez à tous
ces bronzes leur horizon de vie et leur souffle originel. En même temps, par
le jeu subtil des formes circulaires, vous nous montrez non seulement des
lunes et des planètes centrifuges, mais vous donnez un écho visuel à bien
des formes présentes ici-bas, dans ce monde sublunaire de la mémoire
qu’est le Musée, ce monde des objets érodés, écaillés, et qui ont besoin de
toute cette énergie imaginaire que vous nous communiquez pour revivre
pleinement en nous. Je pense aux nombreux miroirs auxquels le temps a
dérobé leur pouvoir de réflexion, à ceux qui reposent sur les épaules de
déesses bienveillantes, à ceux qui, dans des boîtes rondes, éventent depuis
des millénaires le secret de coquetteries évanouies.
Mais ces motifs circulaires, doués de couleurs qui leur donne à chacun sa
tonalité propre et presque son univers, cette « harmonie des sphères », ce
sont aussi des boucliers, c’est aussi cette urne funéraire attique, c’est peutêtre
une forme d’« éternel retour », une circularité qui, à l’instar des
conquêtes maritimes, ramène l’Orient rêvé à l’Occident américain et conduit
l’art le plus contemporain à un hommage à l’origine.
Cet hommage, vous le rendez, je l’ai dit, par la sobriété et la simplicité
reconquise de ces toiles marouflées, mais aussi par l’inscription, comme le
jeu d’une signature qui n’en est pas une, non de « l’absente de tout
bouquet », mais des grands absents de tout musée : les sept merveilles de
la sculpture antique que furent PHIDIAS, MYRON, LYSIPPE, PRAXITÈLE,
POLYCLÈTE, SKOPAS et CÉPHISODOTE… À chaque fois, dans cette
évocation libre, vous avez choisi différentes formes d’écriture, différentes
graphies de l’alphabet grec, afin peut-être de témoigner du brouillage des
époques et du flou assumé et presque revendiqué d’une mémoire aussi
ancienne. Au lieu de chercher à combler le manque, vous indiquez au
contraire, avec finesse, les grands absents et vous utilisez, pour cela, le
langage peut être comme le signe, ou la trace de ce qui, pour le dessin et la
peinture, est devenu indicible, comme une indication que la zone est
atteinte où s’arrête ce que l’art est capable de figurer et même de suggérer,
comme la borne miliaire des limites de l’art. Ces noms sont donc à la fois en
gloire et en retrait presque ironique, dans cette région interstitielle entre l’art
et le langage, qui redouble la césure improbable que vous avez su déceler
et révéler entre la mer et le ciel.
Ce bleu qui réveille les bronzes renoue avec le mythe antique de la fontaine
de jouvence et de l’eau qui rajeunit et régénère. Il renouvelle non seulement
notre regard et lui rend sa fraîcheur et presque son innocence, mais
contribue à la jeunesse de ce Musée : en entrant au Louvre, où vous
devenez le voisin de Georges BRAQUE et de son plafond bleu, mais aussi
d’Anselm KIEFER et de François MORELLET, vous faites dialoguer l’art le
plus contemporain avec le patrimoine le plus ancien, amassé ici depuis des
siècles. Et d’un même mouvement, cette oeuvre bouleverse, me semble-t-il,
votre propre manière d’exercer votre art.
Car ce n’est pas seulement l’occasion, le kairos ou la tuchê [tukè] dont parle
Roland BARTHES à propos de vos oeuvres, si j’ai souhaité aujourd’hui vous
rendre hommage en même temps que nous inaugurons ce décor pérenne,
« plus pérenne que l’airain » comme disait HORACE, ou plutôt qui rend
l’airain plus pérenne… Oui, si j’ai souhaité vous rendre hommage au nom
de la République française, c’est aussi parce que cette oeuvre que vous
nous faites l’immense honneur et l’immense plaisir de nous offrir vient porter
à son akmê une oeuvre qui n’a cessé de vivre de sa capacité à se
renouveler et à conquérir de nouveaux territoires de d’émotion, d’expression
et même de pensée.
Cher Cy TWOMBLY, au nom du Président de la République et en vertu des
pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous remettons les insignes de
chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur.