On dit parfois que le métissage serait l’un des nouveaux fétiches, en Occident, de nos cultures « postmodernes ». Après le fétichisme de la marchandise, y aurait-il aujourd’hui un fétichisme du métissage ? Si l’on veut bien se donner la peine de changer la planète de sens et de « provincialiser » l’Europe, et si l’on plonge dans l’histoire des cultures diasporiques, on voit qu’il n’en est rien. Le métissage est ancien, et il sait aussi nous donner des clefs pour notre futur. Car des détroits jusqu’ici, la mondialisation est une vieille affaire.
C’est un très grand plaisir de vous retrouver, Monsieur le Ministre, pour l’inauguration de cette exposition qui bénéficie du haut patronage du Président de la République française et du Premier ministre de la République de Singapour. Je suis particulièrement admiratif du fait que Singapour soit une cité-Etat capable aussi suspendre le temps des affaires, pour faire du développement de la culture et des arts l’une de ses priorités nationales dans la décennie à venir.
L’exposition que nous inaugurons ce soir me rappelle un constat de l’anthropologue Arjun Appadurai : la globalisation n’est en fin de compte pas si souvent synonyme d’homogénéisation culturelle, tant chaque société a sa manière propre de s’approprier la modernité. « Signes intérieurs de richesse » nous invite à découvrir la culture d’une communauté, les Peranakan d’origine chinoise ; elle nous incite aussi à revisiter la globalisation, à changer d’angle.
Chez les Babas, on pouvait donc porter le costume chinois ou le sarong malais sous les voûtes enfumées des clubs à l’anglaise, où c’étaient surtout le brandy et le billard qui régnaient en maître, dans une scène coloniale des années 1920 où l’hybridité le dispute à la mimique dont parlait Homi Bhabha dans Les lieux de la culture. En amont et en aval, du XVème siècle des détroits au « revival » télévisé de La petite Nonya, l’histoire de la communauté peranakan vient nous rappeller que le métissage n’est pas seulement un nouveau brillant qui viendrait élégamment sertir nos temps postcoloniaux. Comme l’a montré aussi Serge Gruzinski pour la mondialisation ibérique, la réalité du métissage s’ancre dans une histoire longue : celle d’une mondialisation dont l’Occident s’est longtemps cru à tort le seul initiateur.
Les Babas nous renvoient l’image d’une communauté qui à travers l’histoire a su superposer les codes, marier culte des ancêtres et plurilinguisme, couper le mandarin avec l’anglais et le malais, marier les identités multiples et mixer les styles. Les sarongs, les meubles et les porcelaines, la cuisine aussi qui, des constructions identitaires, est la splendide métaphore, autant d’éléments du quotidien qui reflètent le luxe d’un métissage, dans l’intimité des intérieurs évoqués, une fois de plus avec talent, par la scénographie de Nathalie Crinière. Ces intérieurs m’évoquent, par esprit d’association, une paire de pantoufles qui, dans In the mood for love de Wong Kar Wai, voyage de Hong Kong à une chambre d’hôtel de Singapour, gardienne de ses secrets.
Baba Bling, c’est l’histoire emblématique d’une communauté qui s’est ouverte à la fertilisation réciproque des cultures dans la cité-Etat ; c’est aussi l’histoire d’une mondialisation qui brille.
Une fois de plus, en accueillant cette exposition, le Musée du Quai Branly montre sa formidable capacité à mettre en lumière les croisements de perspective des cultures du monde. Fuyant les altérités formatées et sans histoire, bien loin des exotismes faciles, sa vocation est claire : il est un formidable moyen de nous confronter, au contraire, à la complexité des identités plurielles. Je ne peux que saluer une fois de plus l’extraordinaire travail accompli par Stéphane Martin et ses équipes.
C’est aussi l’occasion ce soir d’évoquer la densité de la coopération culturelle entre France et Singapour, dont je ne peux que me réjouir. Monsieur le Ministre, depuis notre rencontre il y a un an, notre Accord de coopération culturelle a permis d’intensifier nos actions communes. Je veux parler notamment de la coopération entre musées : depuis le lancement du réseau ASEMUS par le Président Chirac et le Premier ministre Goh Chok Tong en 1996, beaucoup de chemin a été parcouru. Ce réseau, cher Stéphane Martin, vous l’animez avec talent depuis 2008. Le partenariat entre le Musée du Quai Branly et l’Asian Civilisations Museum porte aujourd’hui ses fruits, avec cette exposition et la saison « Singapour Festivarts » dans laquelle elle s’insère ; quant à l’exposition « Fleuve Congo », qui vient de se terminer hier après avoir rencontré un grand succès, elle sera accueillie à l’ACM à la fin de l’année.
La coopération entre nos musées, c’est aussi, par exemple, une exposition de la RMN sur les jardins qui sera la première exposition de la National Art Gallery de Singapour, réalisée par l’agence française de l’architecte Jean-François Milou, lorsqu’elle ouvrira ses portes en 2015. Plus proche de nous, c’est également, en juin 2011, l’exposition sur l’histoire de l’art vidéo au Singapore Art Museum, en partenariat avec le Centre Pompidou. À l’heure où Monet est à l’honneur à Paris, j’évoquerai également l’exposition de chefs-d’œuvre impressionnistes du Musée d’Orsay au National Art Museum en 2012.
À ces projets de grande qualité vient s’ajouter un autre volet de notre coopération, qui concerne l’accueil des artistes français à Singapour. La venue de Royal de Luxe est prévue pour 2012. J’espère aussi que nous parviendrons à un accord pour que le beau projet d’une étape à Singapour de la Comédie française pendant sa tournée asiatique à l’automne 2011 puisse se réaliser.
Nombreux sont les autres domaines que nous avons abordés ensemble, dans lesquels s’ouvrent des perspectives enthousiasmantes pour un enrichissement mutuel. Je pense à la coproduction cinématographique, par exemple. Je veux parler également de la visite de professionnels de la culture singapouriens en France, à l’invitation de l’Ambassade de France à Singapour, qui viennent visiter nos lieux culturels, nos établissements et nos festivals : j’accorde en effet une importance toute particulière aux relations interpersonnelles et à l’expérience de terrain qui, dans nos domaines d’action, jouent un rôle essentiel. Je tiens enfin à vous remercier également de l’honneur et de la confiance que vous nous faites en considérant nos politiques culturelles comme une source de références et d’expertise qui peuvent vous être utile.
Nous pouvons aller encore plus loin dans l’intensification de cette coopération fructueuse, et je me réjouis par avance de venir à Singapour très prochainement, pour explorer avec vous les possibilités qui s’offrent à nous.
Je vous remercie.