- Vous connaissez ce conte d’Edgar Poe, magnifiquement traduit par Baudelaire, « la lettre volée ». La police cherche une lettre d’une importance extrême dans un appartement, elle fouille partout jusque dans les recoins les plus bizarres, elle défait les lattes du parquet, elle crève les oreillers…et la lettre est, en fait, là devant les yeux de tout le monde, pendue devant la cheminée, et pourtant personne ne la voit.
- Cela semble un truisme de le dire, mais il ne faudrait pas que ce soit une « lettre volée » ; c’est, en tout cas, ma conviction : le numérique représente, dans ces premières décennies du XXIe siècle, l’enjeu le plus important de la culture et de l’économie générée par la culture.
- Car, sans aller jusqu’à la « société du spectacle » que blâmaient Guy DEBORD et les situationnistes, dans une société de service et de communication comme la nôtre, l’économie générée par la culture est énorme. Elle résiste très bien à la crise et elle a des potentialités de développement très importantes.
- Industries de l’entertainment ;
- Arts appliqués ;
-- Mode etc.
- Or, nous savons que nous serons jugés par les générations futures / nous sommes déjà jugés, dans le domaine culturel comme ailleurs / plus qu’ailleurs, sur notre capacité à mettre en place et à accompagner la révolution numérique.
- Que ce soit avec la question des droits d’auteur, avec les débats passionnés autour de la numérisation et de la mise en ligne de notre patrimoine de livres (le débat sur la BnF), mais aussi d’images et de sons, avec la question de l’accessibilité à tous de la création et du patrimoine, j’ai identifié la révolution numérique comme l’enjeu central du ministère de la Culture et de la Communication.
Or nous sommes à la croisée des chemins – bien des facteurs se rencontrent aujourd’hui. Il y a des convergences qui ne sont pas des coïncidences, mais qui sont le fruit d’un contexte.
1) A mon arrivée au MCC, j’ai demandé à mes conseillers de me faire un bilan de la numérisation du patrimoine et de la création.
Or, il est évident que partout, au ministère lui-même comme dans les établissements publics qui en dépendent, la politique de numérisation est arrivée à un moment de maturation, qu’il va falloir faire fructifier, considérablement amplifier.
Partout, les choses se mettent en place :
- Au ministère de la Culture et de la Communication.
Plusieurs millions de documents sont déjà accessibles gratuitement à partir du site culture.fr
L’onglet « collections » donne accès à 3 millions de notices et 2 millions d'images patrimoniales.
- Dans nos établissements :
Dans nos musées :
- Au Louvre : La base « Atlas » donne accès aux 30 000 œuvres exposées au musée. L'inventaire informatisé des arts graphiques est riche de 140 000 fiches sur les œuvres des collections.
- Au Musée d'Orsay : 85% des collections sont numérisées et accessible gratuitement en ligne, et la plupart des œuvres sont accompagnées de notices.
- La réunion des musées nationaux : a constitué la plus grande banque d'images d'art du monde, avec 500 000 images d'œuvres.
Patrimoine audiovisuel
- Le CNC est prêt à lancer un vaste plan de numérisation et de valorisation de la production cinématographique et audiovisuelle française qui concernerait 13 000 films et 70 000 heures de créations audiovisuelles.
- L’INA où Emmanuel HOOG fait des choses remarquables.
= A déjà numérisé entièrement son fonds vidéo et est prêt à poursuivre la numérisation de :
=> fonds film : il reste 51 600 heures (sur 114 050h soit 45 %) jusqu’en 2015 ;
=> fonds radio il reste 236 850 heures (sur 442 608 heures soit 54 %) jusqu’en 2015 ;
=> fonds photo sera numérisé à raison de 50 000 photos par an, dans les cinq années à venir.
+ archives méditerranéennes : un trésor à partager.
- La BnF : tout le monde connaît Gallica, et Europeana, la bibliothèque numérique européenne. Actuellement, Gallica offre 830 000 documents, dont 302 000 en mode texte. Le site connaît un important succès avec 3,1 millions de visites en 2008.
Toutes ces opérations sont formidables, mais ce sont les établissements qui en supportent le coût et le poids, en ordre encore un peu dispersé. Il est nécessaire de les y aider pour accélérer le rythme et améliorer la coordination. Tout est lancé, tout est là sous nos yeux, et pourtant nous ne le voyons pas. Comme une lettre volée. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas d’entrée unique.
ANNONCE : Il est urgent de mettre en place une porte d’entrée unique du patrimoine culturel français sur Internet
Les enjeux sont de taille :
- il en va de l’accès à la culture et au patrimoine dans la société d’aujourd’hui et de demain qui passera par le numérique ou ne sera pas. Il en va d’une sorte de crédibilité technologique et même « prestige numérique ».
- C’est un enjeu social d’égalité. Je ne vais pas réécrire Bourdieu : chacun sait parfaitement le rôle de la culture dans les distinctions sociales. Aujourd’hui, permettre un accès facilité pour tous, notamment les plus fragiles, à l’art et à la culture est l’une de mes priorités au MCC.
=> c’est pourquoi j’ai défini trois grands axes d’action :
- l’attachement à la richesse et à la diversité des patrimoines ;
- une culture sociale ; ce qui implique aujourd’hui une ouverture à une France multiculturelle qui existe et qui crée, « in progress », le patrimoine de demain;
- l’exigence de transmission : elle rencontre la mise en place énergique, avec mon collègue de l’Education nationale, M. Luc CHATEL, de l’éducation artistique et culturelle dans les classes ainsi que l’enseignement de l’histoire des arts. Elle rencontre l’engagement récent et ferme de mon ministère dans la diffusion des savoirs scientifiques, un autre point cardinal de « l’économie de la connaissance » que nous sommes en train de construire. Je me tourne vers Claudie Haigneré, que j’ai reçue il y a quelques semaines, et qui sait que je suis attaché à ce grand défi d’amener les citoyens, les jeunes en particulier, vers tous les savoirs, scientifiques ou « littéraires » et artistiques : il y a les sciences dures et il y a les humanités, qui, par l’étude et la réflexion, font de notre patrimoine un terreau vivant, toujours renouvelé – cf. : l’histoire, l’archéologie etc.
L’exigence de transmission rencontre aussi, enfin, nos enjeux du développement numérique.
Et je me tourne ici vers le représentant de Google pour lui dire deux choses :
J’insiste d’abord sur le fait que le MCC n’est pas dans une position défensive. Il n’est pas opposé, en soi, à l’idée de recourir à des prestataires privés. Nous ne sommes pas en union soviétique ! Je dis simplement que s’agissant du patrimoine culturel d’un pays comme la France, comme d’ailleurs de tout autre pays, la numérisation requiert des garanties, des expertises.
Il y a des questions, des interrogations même parfois, mais ce n’est pas ici le lieu de les poser.
2) Il y a donc trois grands chantiers que je souhaiterais proposer à la commission présidée par Alain Juppé et Michel Rocard sur le grand emprunt national.
1. La numérisation accélérée et coordonnée des imprimés.
2. La numérisation des salles de cinéma et de l’ensemble de notre patrimoine cinématographique d’aujourd’hui et d’hier pour que nos films et créations audiovisuelles soient prêts à être vus en haute définition et adaptés aux exigences techniques des réseaux de diffusion de demain, ce qui est loin d’être le cas. C’est la pérennité de ce patrimoine si précieux qui est en jeu.
3. La mise en place de la Radio numérique, la RNT (Radio numérique terrestre) et de la télévision mobile personnelle, la TMP. Cet enjeu n’est pas technique, il est éthique et politique. Déontologique. C’est aussi un enjeu de diversité des expressions culturelles. On ne le sait pas assez, mais la télévision par Internet et les web radios échappent, à ce jour, aux garanties d’une autorité comme le CSA qui permet à la télévision et à la radio hertziennes d’être des espaces de droit, de règles, des espaces civilisés. Nous devons accélérer et développer la transition des médias traditionnels vers le numérique. C’est une nécessité pour préserver le financement et l’exposition de la diversité culturelle. C’est une urgence à laquelle le grand emprunt peut permettre de répondre.
CONCLUSION
Mes collègues Michel MERCIER, Christian ESTROSI et Hervé NOVELLI ont défendu à juste titre la nécessité d’une ambition forte pour la couverture la plus large possible de notre territoire en matière de haut débit. Mais si cette infrastructure est nécessaire, elle n’a de sens que si elle peut apporter des services et des contenus riches et diversifiés, qui permettront de lutter contre les inégalités devant le savoir et l’accès à la culture, tout autant que de promouvoir la diversité artistique et culturelle et, par là, de développer encore le volume de « l’économie de la culture ».
L’importance de la culture dans nos sociétés de la connaissance ne doit pas être notre « lettre volée »…