Je tiens tout d’abord à vous remercier pour votre invitation à ce dîner du Cercle de la Revue des Deux Mondes. Me retrouver à votre table est une occasion précieuse de vous rencontrer, pour certains d’entre vous bien sûr de vous retrouver, et surtout de vous écouter.
Cela vous fera peut-être sourire : voilà un ministre qui vient pour nous écouter, et qui commence par un long discours…
Pourtant, je ne dis pas cela pour jouer au « ministre attentif » : rue de Valois comme à la Villa Médicis, à TV5 comme dans chacune des activités un peu éclatées peut-être, un peu plus recentrées sans doute aujourd’hui, qui ont constitué ma carrière et ma vie, écouter, interroger, consulter ont toujours été pour moi un préalable, le premier pas d’une méthode qui découle aussi, je crois, de la courtoisie.
Cet esprit d’écoute, cet espace psychique du recul, n’est pas étranger, loin s’en faut, à l’esprit qui anime la prestigieuse et vénérable Revue sur laquelle vous veillez comme sur un nouveau né, alors qu’elle fête cette année ses 180 ans… Il est même, depuis près de deux siècles, votre marque de fabrique.
L’écoute est au cœur d’une pensée qui veut allier et articuler « les deux mondes ». J’ai toujours été sensible au titre de votre revue, je l’ai toujours trouvé plein d’une grande poésie et d’une profonde sagesse.
Il dit très éloquemment votre approche, faite de suspension attentive, d’observation, d’ouverture et, par conséquent, de mesure – qui fonde votre dialogue entre « les deux mondes ».
Les Grecs étaient attentifs à un fait profond des comportements humains, qui veut que bien des phénomènes du monde marchent « par deux ». La langue grecque avait même, à côté du singulier et du pluriel, un « nombre » spécifique pour exprimer cela, ce que les grammairiens appellent le « duel » - mais il faudrait peut-être dire plutôt le « duo ». Car les « deux mondes » ne s’affrontent pas nécessairement toutes les fois qu’ils sont confrontés. Ils ne sont pas seulement unis par une relation combative ou guerrière, mais parfois ils rivalisent de manière plus pacifique, comme le chante Hésiode, ou même ils dialoguent, comme, par exemple chez Platon…
Aujourd’hui encore, cette vision grecque d’une dualité souvent féconde, inscrite dans la profondeur des relations humaines, se retrouve partout. On la reconnaîtra dans les oppositions de civilisations que certains voudraient figer et que vous savez faire jouer avec plus de distance.
J’ai vu ainsi que vous consacrez, en cette année de la saison de la Turquie en France – mais pour une revue comme la vôtre, l’actualité n’est jamais davantage qu’un prétexte pour vous ressaisir de questions de fond –, un dossier spécial à ce pays voisin, proche et lointain, au milieu, lui aussi, de « deux mondes », et avec lequel nous entretenons, depuis des siècles, une relation qui hésite sans cesse, vous le savez, entre le duel et le duo…
Non seulement pour dépasser ces visions du « choc » des civilisations, je trouve souvent dans cette vision assez simple de la « dualité » des phénomènes une inspiration pour dépasser nos oppositions, nos antinomies souvent un peu factices, un peu hâtives...
Je la retrouve par exemple dans la question de la confrontation entre les « deux mondes » du patrimoine et de la numérisation.
On voit ainsi, dans « l’affaire Google » avec la Bibliothèque Nationale de France, des esprits qui s’échauffent, des univers qui se heurtent, sans toujours bien se comprendre.
Il est évident d’abord qu’il n’y a pas d’opposition entre le patrimoine et les nouvelles technologies. Au contraire, la « révolution numérique », que j’ai identifiée comme l’une des priorités de mon action au Ministère de la Culture et de la Communication, représente une sorte de chance inattendue, de cadeau imprévu – et pas empoisonné – pour le patrimoine. Jamais il n’avait été possible pour tous d’accéder aussi facilement à nos richesses, que ce soient nos imprimés, mis à la disposition des internautes, sur Google, sur Gallica ou sur tant d’autres sites notamment universitaires, ou encore nos monuments.
Même pour les Journées Européennes du Patrimoine, qui accueillent chaque année des millions de Français et se sont déroulées récemment avec le même succès que depuis leur création il y a vingt-cinq ans, même pour ces retrouvailles « physiques » entre les Français et le patrimoine, Internet a son mot à dire. C’est souvent « la Toile » qui les aide à trouver leur chemin, à réunir des informations préalables, non seulement pratiques, mais patrimoniales à leur visite. Et là encore, il n’y a pas que le géant américain. L’Institut Géographique National a développé un « géoportail » extrêmement performant et informé qui permet non seulement de préparer ses visites, mais de faire une promenade virtuelle parmi les chefs-d’œuvre de notre patrimoine architectural.
C’est un exemple pour vous dire qu’ici comme ailleurs, pour qui sait écouter et observer les articulations réelles, il y a complémentarité entre les « deux mondes », le nouveau et l’ancien, le technologique et le patrimonial, la culture et l’économie non seulement par le mécénat, les industries culturelles que j’entends développer, mais aussi, plus profondément, parce qu’aujourd’hui la culture, qui résiste d’ailleurs très bien à la crise, est reconnue comme une donnée de base de ce que l’on appelle « l’économie de la connaissance », c’est-à-dire comme une richesse fondamentale au sens propre aussi bien qu’au sens figuré…
Ici comme pour Internet, nous ne sommes pas dans le « Ceci tuera cela » dont parle Victor Hugo dans Notre Dame de Paris. Pas plus que le livre n’a tué l’édifice, Internet ne tuera ni le livre, ni le patrimoine.
Bien sûr, ma vision n’est pas irénique, et je sais que nous avons parlé aussi tout à l’heure de « duel » qui est une figure du « dual ». C’est pour cela que j’insiste sur notre devoir d’accompagner cette révolution numérique. De l’accompagner, pas de s’y opposer. Et ce que je blâme, c’est les « libertariens du net », c’est « l’insoutenable légèreté du net », pas le net lui-même, bien évidemment. Car le seul accompagnement viable de tous les mouvements naturels, irrépressibles d’une société se fait par la mise en place de règles, par la régulation. C’est valable pour Google, à qui il est, semble-t-il, nécessaire de rappeler l’existence de cet acquis de la régulation qu’est, depuis les Lumières, le droit d’auteur. C’est valable pour les Internautes qui ont développé un peu vite une culture de la gratuité qui, si sympathique et spontané qu’elle paraisse, s’oppose, elle aussi, de manière moins ostensiblement impériale, mais tout aussi dommageable, à ces mêmes droits des créateurs. Liberté des internautes et droit d’auteur : j’ose croire qu’avec une pincée de circonspection et une pincée de régulation, nous allons réussir à résoudre cette équation épineuse !
Dans cette idée des « deux mondes », je lis aussi, bien sûr, toutes les continuités qu’il est de notre rôle non seulement d’accompagner, mais de faciliter. Et cette autre continuité qui unit deux des grandes missions de mon Ministère, le patrimoine et la création. La création contemporaine n’a pas encore, par définition, la patine des siècles, mais elle a vocation, pour une partie d’entre elle en tout cas, à devenir un jour, elle aussi, notre patrimoine. La création, c’est le patrimoine de demain, exactement comme le patrimoine, était la création d’hier. Et là encore, une vision juste de la création et une vision juste du patrimoine nous permet de les articuler ensemble dans leur continuité.
Les « deux mondes », je les décline dans une autre priorité de mon action, la mise en place de ce que j’appelle une « culture sociale », c’est-à-dire une culture ancrée dans la réalité sociale de notre pays, sans aucune exclusive et, par conséquent, capable de prendre en compte le caractère résolument multiculturel de la société française, ainsi que l’apport de l’Outre-Mer dont je compte faire un chantier important de mon action. Bien des efforts restent à accomplir pour que les populations ultra-marines puissent bénéficier des mêmes services publics culturels que les populations métropolitaines. Je souhaite aussi que la vitalité artistique des ces territoires soit mieux reconnue et mieux accompagnée, que les cultures créoles, par exemple, puissent à la fois trouver les moyens de leur plein épanouissement sur place, et soient aussi mieux diffusées et mieux reconnues en métropole, bref qu’elles prospèrent librement dans « les deux mondes ». J’ai décidé de confier, dans les tout prochains jours, une mission à une personnalité du monde culturel, afin de mieux identifier cette richesse et les projets qui mériteront d’être soutenus.
Ici encore, en effet, ce dualisme qui réunit plus qu’il n’oppose est fondateur de la France ouverte que nous aimons. Nous célébrons cette année les 180 ans de votre revue, mais l’an prochain nous commémorerons aussi, et je pense que vous saurez vous y associer avec le talent qui vous est propre, le soixante-dixième anniversaire de l’appel du 18 juin, un anniversaire que je regarde avec la plus grande attention, en partenariat avec mon collègue Hubert FALCO, Secrétaire d’Etat aux Anciens Combattants. Ce doit être l’occasion de faire vivre ce moment unique de notre mémoire et de notre histoire, et de le transmettre de la manière moins cloisonnée possible aux jeunes générations.
Le général de Gaulle, cet homme de guerre superlatif et pourtant capable littéralement de transgresser, et qui le fait en franchissant la frontière symbolique et physique de la Manche. Capable donc de passer, pour se rendre à Londres, dans ce qui était alors beaucoup plus que maintenant, un autre monde, parce qu’il sait pertinemment que c’est seulement ainsi qu’il pouvait réconcilier la France avec elle-même. Que retrouver « la France éternelle » nécessitait ce pas de côté dans l’autre monde. Il avait ce recul nécessaire, était capable de cet espace de jeu « dialectique », qui n’est possible justement que lorsque l’on est enraciné dans ses principes et dans ses valeurs.
Si nous commémorons, c’est aussi, à chaque fois, pour établir un lien, un pont entre « deux mondes », pour manifester la continuité entre l’ancien et le moderne. C’est pourquoi nous allons créer, à l’initiative du Président de la République, une « Maison de l’Histoire de France » pour que notre passé ne nous devienne jamais étranger. J’étudie avec passion en ce moment les suggestions des historiens – le rapport Rioux notamment – et je veux aussi voir ce qui se fait ailleurs. C’est pourquoi, je profiterai de mon voyage à Berlin en fin de semaine, pour visiter le Musée que les Allemands ont consacré à leur Histoire, afin de me faire une idée de ce qu’il est possible de mettre en place ici.
C’est le sens d’une autre grande priorité de mon action, l’exigence de la transmission. Internet en est un aspect, mais ce n’est pas tout. L’éducation artistique et culturelle est l’un des grands enjeux des années à venir. Sa réussite repose sur l’assimilation des clefs d’accès à la culture dès le plus jeune âge, c’est-à-dire au sein même du système scolaire, notamment par un enseignement de l’histoire des arts. Des pas très importants ont déjà été faits en partenariat avec mon collègue de l’Education nationale, Luc CHATEL. Mais je souhaite que le caractère obligatoire de cette nouvelle discipline soit confirmé chaque année davantage et je veillerai personnellement, en l’absence regrettable d’une agrégation d’histoire de l’art, à ce que cet enseignement soit valorisé dans les grandes épreuves nationales, et à ce que les stages de formation organisés pour les personnels enseignants soient assurés, en forte proportion, par des historiens de l’art, qu’ils soient conservateurs ou universitaires.
Nombreuses sont les actions d’accessibilité de la culture qui doivent nous permettre de décloisonner les univers et de les faire jouer et vivre ensemble.
C’est bien le rôle de la culture – et le sens même de la communication. Le général de Gaulle ne s’y trompait pas qui disait que ce qui gouverne « notre civilisation si moderne qu'elle puisse être, c'est toujours l'esprit, c'est-à-dire la pensée, le sentiment, la recherche et les contacts entre les âmes ». Et il ajoutait : « C'est pourquoi, encore une fois, la Culture domine tout. Elle est la condition sine qua non de notre civilisation d'aujourd'hui, comme elle le fut des civilisations qui ont précédé celle-là ».
« Les contacts entre les âmes », comme vous les avez établis, depuis toujours, entre les « mondes » : l’expression est conforme à l’esprit de votre maison et il est bien normal qu’en cette année où nous célébrons vos 180 ans, le tout jeune Ministère de la Culture, qui ne célèbre, lui, qu’un petit cinquantenaire cette année, vous rende cet hommage mérité !
Discours de M. Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion du cercle de la Revue des deux Mondes
Mesdames et Messieurs les ministres, Messieurs les députés et sénateurs, Mesdames et Messieurs les ambassadeurs, Messieurs les préfets,Cher Marc de Lacharrière, monsieur le président, Cher Michel Crépu,Mesdames et Messieurs,Chers amis,
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