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C’est un honneur, et également un très grand plaisir, d’être avec vous ce
soir dans ces lieux qui symbolisent l’amitié franco-arabe, pour remettre ce
4ème Prix du Roman Arabe.
En ces temps de bouleversements politiques qui suscitent de nombreux
espoirs de part et d’autre de la Méditerranée, je suis très heureux d’être
associé à un événement qui souligne l’importance qu’il nous faut donner à
la traduction. J’ai eu l’occasion de rappeler mon attachement à ce fil qui
court entre nos langues lors de la dernière édition du Salon Expolangues,
consacrée à la langue arabe, que j’ai eu le plaisir d’inaugurer cette année
avec le secrétaire général de l’ALECSO.
La France, pour sa part, a développé un réseau dense de passerelles
entre nos langues et nos littératures. En ce qui concerne mon ministère, je
pense aux aides du Centre national du livre, dans l’ensemble du monde
arabe, à la traduction et à la publication. Nous avons également lancé un
plan d’urgence en Tunisie à l’intention des bibliothèques, mais également
aux librairies francophones. Concernant l’extraduction, du français vers
l’arabe, ce sont plus de 400 romans français qui ont été traduits vers
l’arabe avec le soutien du Centre national du Livre. Je pense également à
l’action remarquable de l’Institut Français, avec notamment ses
programmes d’aide à la publication au Maroc, au Caire, à Beyrouth, ou
encore au programme de la « Fabrique des Traducteurs » du Collège
international de la traduction littéraire, qui consacre en ce moment même
un cycle à la traduction du français vers l’arabe et de l’arabe vers le
français. Notre responsabilité à tous, c’est de faire en sorte que cette
passation se fasse bien sûr dans les deux sens.
Grâce notamment au dynamisme remarquable de Dina Kawar, le Conseil
des Ambassadeurs Arabes en France a pris l’initiative de créer ce Prix du
Roman Arabe. Depuis 2008, ce prix s’est d’emblée distingué par son
identité spécifique : il cible des chefs d’oeuvre traduits ou écrits directement
en français, afin de faire découvrir au public francophone la créativité trop
souvent méconnue des littératures arabes.
Après Elias Khoury, après Gamal Ghitany, après Rachid Boudjedra et
Mahi Binebine, vous m’avez réservé l’honneur de le remettre à l’une des
plus grandes figures de la littérature libanaise : Hanan El-Cheikh, pour son
dernier roman, Toute une histoire, dont les traductions en français et en
anglais viennent de paraître.
Chère Hanan El-Cheikh,
Ecrire la vie de sa mère à la première personne est une entreprise plus
que singulière. C’est le défi que vous vous êtes proposé dans un roman
qui relate une lutte contre sa famille, contre les contraintes d’une société
libanaise des années 1930 où la liberté de choix était bien plus restreinte
qu’elle ne peut l’être aujourd’hui. On y devient le complice d’une jeune fille
qui se fait lire ses lettres d’amour par son amie couturière, Fatmeh, chez
qui elle est placée comme apprentie ; d’une jeune femme qui se rêve en
héroïne des comédies musicales égyptiennes comme La Rose blanche,
vue en cachette ; Kamleh, votre mère, qui a dû vous abandonner à 5 ans
pour quitter la prison du mariage forcé, pour partir à la recherche de son
amant, qui se bat pour obtenir son divorce. C’est aussi l’histoire d’une
femme qui dont les enfant ont quitté le pays en proie à la guerre civile et
qui finit ses jours seule, à qui vous avez prêté votre plume, sur sa
suggestion, elle qui ne savait pas écrire. Certains penseront à ce que
Gayatri Spivak écrivait sur la parole et l’histoire des sans-voix. Un récit où
l’amour et l’admiration que vous portez à votre mère se déploie entre
Nabatiyeh, qui dans les années 1930 n’était encore qu’un village chiite du
Sud du Liban, et les quartiers populaires de Beyrouth.
Mariage forcé, endogamie : vous ne reculez pas devant les thèmes
difficiles. Et pourtant vous vous méfiez des étiquetages féministes. Dans
les jeux de miroir de l’altérité, on cherche trop souvent à trouver des porteparole
– des femmes, du monde arabe, de la transgression… Votre
écriture échappe précisément à toute logique de surdétermination
culturaliste. Dans ce récit peuplé par les amies, les soeurs, les bellesmères
manipulatrices et la violence des hommes, les identités déchirées
s’expriment avec humour et affection, dans un monde où les identités
confessionnelles ou nationales comptent finalement bien peu face au
poids de la famille. C’est l’expression simple de la manipulation des
sentiments qui est en jeu, et son universalité.
Celle qui allait devenir l’auteur célébrée du Cimetière des Rêves et de
Poste Restante Beyrouth a connu une enfance austère marquée par le
déracinement familial. Ce sont vos études au Caire qui vous ont mené à
l’écriture et au journalisme, avant que vous ne quittiez un Liban aux prises
avec la guerre civile. La Londonienne que vous êtes depuis plus de vingt
ans est devenue entre temps l’une des figures les plus lues en Occident
de la littérature arabophone. Depuis lors, c’est la langue arabe qui est
demeurée pleinement votre pays.
Vous aviez déclaré dans une interview : « le monde littéraire arabe
fonctionne comme une famille : tant qu’on lave le linge sale entre soi, ça
va, mais dès qu’on le met au balcon, ça devient scandaleux ». Il y a en
effet quelque chose de scandaleux dans la traduction, et c’est ce qui fait
sa force. Elle relève de l’exposition, du dévoilement, elle est le risque et la
matière du dialogue. Grâce au travail remarquable de Stéphanie Dujols,
votre traductrice, grâce aussi à l’engagement exemplaire des éditions
Actes Sud pour la diffusion en français de la littérature arabe, vous nous
offrez un texte magnifique que votre mère aurait certainement voir aboutir,
jusque dans ses dernières lignes : « C’est ma mère qui a écrit ce livre.
C’est elle qui a déployé ses ailes pour prendre son vol. J’ai juste soufflé le
vent qui l’a emportée dans ce long voyage. »
Je vous remercie.