Devant la Nana impudique de Manet, Bertall s’offusquait de l’aplomb d’une
telle provocation: « Que vient faire ici par exemple cette horrible femme qui,
tournée vers le public, tire son bas bleu au-dessus duquel se drapent des
linges sordides et que surmonte un corset retenant avec peine une gorge
affreuse, dont les plis tortueux et répugnants débordent effrontément du
côté du spectateur ? » Je ne sais si l’histoire est injuste, mais de Bertall,
elle aura retenu surtout qu’il était moins inventif que Gavarni et Daumier.
De Manet, il nous restera pour toujours ce « bleu provoc’ » dans des
compositions d’autant plus dérangeantes que la retenue y est de mise.
Après Courbet, Edouard Manet suscite les querelles esthétiques en
bousculant les limites convenues de la représentation. Manet accusé
d’indécence attire sur lui tous les anathèmes ; la peinture est sous son
pinceau un lieu de rupture et de renaissance, et sa modernité le creuset du
scandale. Scandale assumé cependant, puisque l’Empereur autorise en
1863 le Salon des Refusés, suivant un paradoxe qui caractérise l’époque
marquée par la vitesse du changement et la volonté de préserver les
apparences. Et Manet, lui, collectionna les refus qui allaient le rendre
célèbre.
Exposer Manet, c’est redire le geste de la modernité. Un geste oublié, tant
il aura été révolutionnaire, tant il aura frappé de stupeur le monde des
images. Je pense aux pages de Diderot dans Le Neveu de Rameau, sur la
manière dont la modernité musicale italienne se devait de l’emporter sur
les mythologies empesées de l’art lyrique français : « Le dieu étranger se
place humblement sur l’autel à côté de l’idole du pays ; peu à peu il s’y
affermit ; un beau jour il pousse du coude son camarade, et patatras ! voilà
l’idole en bas. » Autres temps, autres enjeux : mais il y a bien quelque
chose de cela dans la manière que la peinture du Refusé Manet fit
exploser aisément, pour la postérité, ce qui restait de l’idole académique.
Représenter le réel sans la médiation du mythe ou de l’histoire, se défaire
des formules du passé : l’affaire n’est pas simple quand on a comme
maître Thomas Couture, auquel le jeune Manet tient tête en détournant
ses codes, comme il détournera le Concert Champêtre du Titien avec son
Déjeuner sur l’herbe. Adieu les paysages arcadiens, l’académisme pétri
de fascination antique, l’hypocrisie érotique du Second Empire, les
combats de gladiateurs de Gérôme et la pompe désuète. Loin du Salon
officiel, Manet se préoccupe des désargentés, des belles gitanes à la
cigarette, des prostituées, des serveuses qui essuient les verres du
Buveur d’absinthe au fond du café, dans Un bar aux Folies-Bergères.
Berthe Morisot, Victorine Meurend, modèle d’Olympia, tableau dont on
reconnaît la double inspiration de La Maja desnuda de Goya et de La
Vénus d’Urbino de Titien, animent une oeuvre où le féminin transgresse
les normes de la société bien-pensante. Goya encore, dont le peintre
s’inspire également pour dépeindre la fin tragique des aventures
mexicaines de la France impériale dans L’exécution de Maximilien.
Comme tous les grands gestes esthétiques, celui de Manet s’est imposé
comme une telle évidence dans l’histoire de nos perceptions que nous en
avons perdu la trace. Il nous en reste l’écume démonétisée de l’oeuvre
d’art à l’heure de sa reproduction mécanique : les posters et les cartes
postales – pour le plus grand bonheur des recettes de la boutique du
Musée d’Orsay -, les couvertures de classiques de la littérature en
collections de poche – qui n’a pas associé, dans ses lectures
d’adolescence, le souvenir d’un roman de Zola à un tableau de Manet ?
Derrière l’iconographie banalisée des reproductions, symptômes
paradoxaux de la notoriété suprême, il y a aussi un monde de guêtres
blanches et de couleurs vives, aux costumes exubérants, la mémoire
visuelle d’une époque où Paris dictait sa loi sur les canons de la mode,
jusqu’au Etats-Unis. J’en profite pour saluer d’ailleurs la Bank of America-
Merrill Lynch qui a grandement contribué, par la générosité de son
mécénat, à rendre cette exposition possible, où l’on retrouve bon nombre
d’oeuvres exposées dans les collections permanentes des plus prestigieux
musées américains : ces partenariats franco-américains étaient
particulièrement chers à Françoise Cachin, qui y avait investi beaucoup de
son temps.
Mais j’en reviens, après cette page de publicité, aux mémoires visuelles
de cette France impériale, dans lesquelles Manet occupe donc une place
de choix, dans un contraste saisissant, par exemple, avec le noir & blanc
des photos de Nadar. Cet entre-deux fait de modernité technique, d’une
histoire qui s’emballe, de couleur et de noir & blanc, a diffusé dans toute
notre culture populaire : c’est un peu l’écart que l’on peut retrouver entre
les tenues extravagantes de James West et d’Artemus Gordon qui
traversent Les Mystères de l’Ouest dans leur wagon blindé très Second
Empire, où règnent les couleurs criardes, les gilets pourpres et le vert
malachite, et le crayon de Tardi dans Le Cri du Peuple, qui fait revivre en
noir et blanc, dans le Paris désorienté de la Commune, l’extravagance de
la canaille dans des cabarets mal famés.
Tout cela est bien connu, et cette exposition nous offre le plaisir rare,
voluptueux et dérangeant, d’un magnifique déjà-vu. Mais le mérite de
cette exposition, c’est aussi de mettre en valeur une période moins
connue de Manet, son oeuvre tardif, loin du canaille et plus proche de
Mallarmé, qui saluait dans le Manet des années 1870 un art simplifié « fait
d’onguents et de couleurs », mais « dont le mot est encore obscur ». Un
peintre dont Françoise Cachin avait très justement identifié le fait qu’il
n’était ni l’apôtre d’une peinture pure auxquels les plus grands écrivains
ont voulu l’identifier, ni le seul porteur d’une peinture sociale.
Cette deuxième monographie Edouard Manet, sous le commissariat
éclairé de Stéphane Guégan, est orpheline d’une très grande figure des
musées de France et de l’histoire de l’art - je veux parler, vous l’aurez
compris, de la regrettée Françoise Cachin, à qui on avait confié les rênes
de cette exposition prestigieuse. En écho à la première rétrospective
mémorable qu’elle aura consacré à Manet en 1983, je tiens pendant cette
inauguration, et en ce lieu qu’elle dirigea, à rendre hommage à la mémoire
d’une conservatrice engagée, qui a constamment oeuvré à la
connaissance des artistes français du XIXème siècle, et dont les ouvrages
(Manet, Seurat, Gauguin) sont toujours aujourd’hui des références
obligées.
Forte d’une carrière exemplaire, directrice des musées de France de 1994
à 2001, Françoise Cachin a remodelé en profondeur le paysage
muséographique parisien et national, en dotant les hauts lieux du
patrimoine français d’une stature internationale par d’ambitieuses
monographies et par son action sans égal en matière de politique
muséale. Nous lui devons également d’être à l’origine de la venue à Paris
d’une des plus belles collections d’art impressionniste, postimpressionniste
et moderne du début XXème siècle, la très célèbre, mais
très secrète collection Barnes.
C’est à elle aussi que nous devons la relance des recherches et
l’ouverture du débat public sur les tableaux issus liés aux spoliations de la
guerre, mais également d’avoir obtenu le don de la collection
exceptionnelle de Bonnard, Cézanne et Vuillard de Philippe Meyer, depuis
exposée au Musée d’Orsay.
Je rends également hommage à son engagement au service du
développement des musées en région et de leurs liens avec les musées
parisiens. Elle aura en effet grandement contribué à la mise en place
d’une vision muséale à l’échelle nationale, notamment en participant à
l’élaboration de la loi relative aux musées de France.
Françoise Cachin, dans l’expression de ses convictions, n’a pas toujours
bénéficié de la compréhension et de la reconnaissance qu’elle méritait.
Ouvrir aujourd’hui cette magnifique exposition, dans ce lieu qu’elle aura
conçu et créé, cette superbe gare dont le peintre Edouard Detaille écrivait
en 1900 de manière très prophétique qu’elle avait « un air de Palais des
Beaux-Arts », est une occasion unique de rendre hommage à la directrice
des musées de France qui aura tant marqué de son empreinte le monde
de nos mémoires – celui qui porte le beau nom de patrimoine.
Je vous remercie.
Discours de Frédéric Mitterrand prononcé à l'occasion de l'Inauguration de l’exposition « Edouard MANET, Inventeur du Moderne »
Monsieur le Président du Musée d’Orsay, cher Guy Cogeval,Monsieur le Directeur général des patrimoines, cher Philippe Bélaval,Cher Georges Liébert,Mesdames et Messieurs,Chers amis,
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