Avec la fin des grands récits, avec ce que Marcel Gauchet appelle
« désenchantement du monde », la raison globale, unique et planétaire
s’est effacée devant une pensée souple, plastique, labile désormais
intégrée au langage des architectes contemporains. Aujourd’hui, l’utopie
architecturale est devenue active : au lieu de « transcender la réalité », elle
s’en accommode, elle la commente, elle fait de l’arrangement avec le réel
son principe même d’existence. L’Atelier international du Grand Paris dans
son fonctionnement comme dans ses réalisations le révèle pleinement.
Il y a sans doute là, si l’on veut bien y penser, l’un des héritages légués par
Le Corbusier dans son dialogue constant avec la tradition esthétique
comme avec l’idée de l’architecture comme réalisation de l’utopie et
promotrice de nouveaux modes de vie.
Permettez-moi donc de vous dire tout le plaisir que j’ai à vous retrouver
autour de l’oeuvre de Le Corbusier et de cet enthousiasmant projet
d’inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO.
Cette démarche a été engagée il y a bientôt dix ans par le ministère de la
Culture et de la Communication et suivie avec enthousiasme par nos
voisins suisses, allemands, belges mais aussi nos partenaires argentins et
japonais. Elle est d’autant plus forte qu’elle est fondamentale pour le
rayonnement et la cohérence d’une politique patrimoniale que l’UNESCO
s’est donnée pour mission de promouvoir et que la France a toujours
défendue avec résolution.
Il faut se souvenir de l’émotion d’André MALRAUX, à l’occasion de
l’hommage funèbre qu’il rendit au « vieux maître », le 1er septembre 1965,
dans la Cour carrée du Louvre, celui dont il disait : « Aucun n’a signifié
avec une telle force la révolution de l’architecture, parce qu’aucun n’a été si
longtemps, si patiemment, insulté ». Toutes et tous pleuraient la disparition
d’un inventeur, d’un esprit révolutionnaire pour qui les manifestes
s’écrivaient avec audace dans la puissance des formes et la pureté du
béton. Malraux, déjà, ne s’y trompait pas en célébrant l’oeuvre avant
l’homme, en sublimant le souvenir d’un militant de l’architecture dont les
traces monumentales sont, aujourd’hui encore, les témoignages les plus
radicaux.
Ce qui nous rassemble tous aujourd’hui, au-delà de notre engagement
commun pour une oeuvre exceptionnelle, c’est la conscience que la
discipline architecturale n’est plus tout à fait la même depuis que Le
Corbusier a engagé avec la tradition architecturale un dialogue si intense
et si stimulant. Déconstruire pour mieux bâtir, voilà ce qui constitue la
« révolution copernicienne » engagée par Le Corbusier. Il a d’abord fallu
renverser les fondements d’un langage architectural conventionnel, le
confronter à son conformisme pour proposer des principes innovants,
soutenus par une méthode nouvelle.
Ce dialogue ne s’est pas fait contre l’architecture : il l’a nourrie, il l’a
enrichie. Il n’a d’ailleurs jamais cessé quand on voit à quel point la réflexion
portée par Le Corbusier installe ses constructions et ses écrits au coeur de
l’actualité. Témoin des progrès de l’industrialisation et des mutations selon
lui « tragiques » qui traversent la grande ville, l’architecte propose de
nouvelles organisations spatiales face à la concentration urbaine, et avec
elles un art de vivre inédit.
Dans ses bâtiments se reflète toute l’ambition de ses recherches :
privilégier l’homme, sa place au coeur d’une société en mutation, son
rapport au progrès, son rôle dans un vivre-ensemble plus harmonieux, son
droit au bien-être. Autant de principes qui apparaissent aujourd’hui comme
les priorités différentes politiques architecturales dans le monde, à travers
lesquelles l’architecture forme un carrefour culturel, social,
environnemental et esthétique de premier ordre. Cette promotion de
« l’intelligence du paysage », cet « humanisme à visage urbain » que
j’entends promouvoir depuis près de deux années rue de Valois, c’est la
pensée de Le Corbusier qui l’a introduit. Ses réalisations l’ont fait entrer
dans le champ de l’actualité.
La légitimité de la candidature des sites Le Corbusier à l’inscription au
Patrimoine mondial de l’UNESCO n’est pas à démontrer. Elle repose sur
l’exceptionnel héritage conceptuel et bâti que l’architecte a laissé en
France, en Europe et dans le monde entier. Cette mémoire du geste
possède une réalité tangible, parfaitement préservée à travers les 19 sites
sélectionnés. Elle se distingue également par sa cohérence, puisque ces
sites ont tous contribué à l’épanouissement du Mouvement moderne, dont
les questionnements et les réalisations plastiques ont profondément
influencé la pensée urbaine du XXe siècle.
Si la France présente avec tant de ferveur ce dossier, si elle se réjouit de
pouvoir compter sur l’indéfectible soutien de l’Allemagne, de la Suisse, de
la Belgique, de l’Argentine et du Japon, c’est aussi parce que la notion
même de patrimoine est en jeu. L’oeuvre architecturale de Le Corbusier
est, à l’échelle mondiale, une démonstration éclatante de la vitalité du
patrimoine. Ce dernier ne peut être et ne doit pas être envisagé comme
une mémoire figée et stérile, mais bien comme un élément actif dans la
constitution de notre propre cadre de vie, de notre propre culture.
Aujourd’hui, je forme le souhait que la qualité de ce dossier parvienne à
convaincre le Comité du Patrimoine mondial de la nécessaire inscription
des sites Le Corbusier pour le bien commun. L’UNESCO ferait ainsi
oeuvre pionnière, tout autant que l’a été l’oeuvre de Le Corbusier, en
classant pour la première fois un Bien dont la répartition sur trois
continents a été déterminante pour chacun des pays concernés.
A bien des égards, la candidature que nous portons ensemble apparaît
comme un objet unique. Unique par son homogénéité, unique aussi par sa
capacité à rassembler au-delà des frontières. Il ne pouvait en être
autrement pour un architecte qui, le premier, a connu un succès planétaire,
offrant une dimension nouvelle à la « fabrique de l’architecture » et une
ampleur inédite au métier d’architecte. C’est pourquoi l’oeuvre
architecturale de Le Corbusier a naturellement vocation à constituer un
patrimoine d’exception reconnu à échelle mondiale. C’est un patrimoine en
mouvement, qui sait voyager, inspirer, émerveiller partout dans le monde,
c’est un patrimoine témoin d’un siècle et de son évolution ; c’est en
d’autres termes un patrimoine résolument actuel et profondément
universel.
De la petite Maison au bord du lac Léman à la Maison du Docteur
Currutchet à La Plata, de la Cité Radieuse à Marseille au quartier de
Weissenhof-Siedlung à Stuttgart, du Musée d’art occidental de Tokyo au
Couvent de la Tourette, le souci constant d’inventer sous toutes ses
formes une « maison ordinaire et courante pour hommes normaux et
courants » a, lui aussi, valeur universelle.
Le Corbusier a avant tout cherché à créer des modèles d’espace de vie,
mêlant innovation technique, recherche sur la ville, démarche sociale et
poésie des formes et des couleurs. Cette expérimentation multiple donne à
ses projets une force exemplaire, au point de contact entre
épanouissement individuel et bien être collectif. S’il est aisé de n’y voir
qu’une utopie – celle héritée des « cités idéales » à la manière de Filarete,
celle des expressionnistes allemands des années 20 à la manière de
Bruno Taut et de ses Lettres utopiques - je constate pourtant que cette
exigence visionnaire reste fondamentale dans la définition d’un cadre de
vie innovant et dans un projet durable pour la ville du XXIe siècle.
Vous le comprenez, pour toutes ces raisons, je ressens une grande fierté
dans le fait de porter cette candidature à la fois rigoureuse et originale.
Comment ne pas être enthousiaste si l’on songe à l’ensemble des
partenaires investis : les Etats parties, les propriétaires des sites, les
services centraux et déconcentrés de mon ministère, tous les experts,
chercheurs et professeurs qui ont mis leur connaissance au service de
cette reconnaissance, mais aussi, je veux les souligner, les élus des villes
et territoires concernés. Je voudrais à cet égard rendre hommage à mon
ami Dino Cinieri, député de la Loire et maire de Firminy de 2001 à 2008. Il
symbolise mieux que quiconque la réussite de Le Corbusier. Enfant du
quartier populaire de Firminy-Vert, conçu par Charles Delfante dans l’esprit
de la « charte d’Athènes », il réussit à convaincre de la nécessité de
reprendre le chantier inachevé de l’église Saint Pierre, projet testament de
Le Corbusier livré en 1965 au moment de sa disparition. C’est lui, l’ouvrier,
fils de migrant italien, devenu chef d’entreprise, qui a eu le courage de
transformer ce qui était perçu comme un handicap, objet de polémiques et
d’incompréhensions, en un atout pour sa ville et pour l’attractivité de
l’agglomération stéphanoise. Une fois le chantier de l’église Saint-Pierre,
annexe du Musée d’art moderne stéphanois, conclu, avec l’appui de
l’architecte Roger Aujame, compagnon de Le Corbusier, membre de la
Fondation, ancien de l’Unesco, c’est lui qui a porté le projet de candidature
au patrimoine mondial de Firminy, cette candidature qui nous rassemble
aujourd’hui. A travers ces mots, c’est à l’ensemble des acteurs locaux, des
élus du territoire, que j’entends rendre hommage, pour leur engagement et
leur résolution dans cette inscription qui engage le rayonnement
international de la France. Je veux aussi rappeler le rôle du grand
Résistant Eugène Claudius Petit, ministre de la Reconstruction et de
l’Urbanisme, puis ministre du Logement sous la IVe République, figure du
centrisme éclairé et modernisateur, ami personnel de Le Corbusier, qui lui
offrit la chance de construire à Firminy – dont il fut maire à partir de 1953 –
mais aussi à Marseille.
Maintenant que le dossier a été conforté et consolidé, je veux me souvenir
des nombreuses réunions qui ont marqué sa gestation. Je veux rappeler
l’engagement de toutes les bonnes volontés qui, depuis 2004, s’attachent
avec passion et professionnalisme à faire vivre l’oeuvre de Le Corbusier.
Les promoteurs de ce dossier de candidature sont nombreux, je voudrais
tous les remercier chaleureusement. Je voudrais saluer en particulier le
travail remarquable de Gilles RAGOT, de Bénédicte GANDINI et de la
section française de l’Icomos pour la rédaction et la coordination du
nouveau dossier qui sera présenté devant le Comité du patrimoine mondial
au mois de juin prochain. Je veux également saluer l’implication totale de
la Fondation Le Corbusier et de son président Monsieur le Préfet Jean-
Pierre DUPORT, tout comme celle de l’Association des sites Le Corbusier
et de tous les élus qui y participent. Leur rôle est absolument décisif pour
l’animation, la valorisation et la gestion des sites constitutifs du patrimoine
corbuséen.
Je sais combien vous tous ici présents êtes investis dans cette aventure de
longue haleine. N’en doutez pas, son issue sera, naturellement, si l’on veut
bien suivre l’optimisme de Le Corbusier, « radieuse ».
Je vous remercie.