Nous venons de lancer la Semaine 2011 de la langue française et, en
seconde partie de programme, c’est pour moi une très grande joie de
passer à un exercice à la fois différent et très complémentaire, qui est la
remise du grand prix Raymond-Devos : des Dix Mots, on passe à ceux de
Vincent Roca.
En fait, cher Vincent Roca, votre vie, ce sont les mots, des avalanches de
mots, un enchantement de cascade de mots, qui s’appellent et se
répondent, s’interpellent et se confondent. Et chez vous, des mots - c'est
vous qui le dites je crois - il sort toujours un bien.
Pour vous, tout a commencé par un paradoxe, quand les hasards de la vie
vous firent naître en terre germanophone, à Bregenz, la belle capitale du
Vorarlberg autrichien, sur les bords parfois embrumés du lac de
Constance, ce qui vous prédestinait, je vous cite, à devenir un spécialiste
mondialement reconnu du rhumatisme allemand – je précise au passage, à
l’intention de nos amis autrichiens et allemands, que je n’endosse en rien
la responsabilité du calembour. Vous avez rejoint les contrées
francophones pour suivre à la fois les cours du Conservatoire d’art
dramatique de Lyon et une carrière de professeur de mathématiques,
profession que vous avez exercée successivement en France, puis en
Afrique comme co-opérant – à ne pas confondre, vous l’avez un jour
rappelé, avec « aide-chirurgien ». Je vois dans cette orientation initiale
toute l’ampleur de vos dons, vous prouvez ainsi que vous êtes capable et
de lire, et de compter. Mais enfin, si vous aviez persisté dans cette voie,
certes utile et honorable, jamais le monde n’aurait profité de vos talents, et
vous n’auriez pas rejoint la très belle et très utile profession des inutiles
dont le métier est de nous faire rire.
Quoique, à y regarder plus attentivement, les mathématiques et l’humour
ne soient pas si opposés qu’on voudrait nous le faire croire. On se souvient
du savant Cosinus, qui passe des heures à résoudre ses équations pour
en arriver triomphalement au résultat que x égale zéro. Et dans le domaine
de l’absurde, difficile de ne pas évoquer les mânes d’un autre professeur
de mathématiques, Lewis Caroll : comme lui vous êtes un adepte du
nonsense, cette déconstruction étourdissante du réel, dont on dit bien à
tort qu’elle est une spécificité britannique et dont vous êtes la vivante
preuve qu’il n’en est rien, vous qui avez si bien su l’acclimater à nos
contrées francophones en nous proposant un « éveil au pays des
malices » - jusque sur votre répondeur téléphonique où vous rappelez, à
celui qui vous passe un coup de fil, que le bip s’honore.
Alors, non-sens, ou peut-être surréalisme ? Car c’est également dans cette
tradition que l’on peut vous inscrire : un jeu avec les mots qui n’a pas
seulement sa logique propre et loufoque, mais qui révèle aussi les failles
de la réalité, débusque les faux-semblants d’un monde qui se veut sérieux,
organisé, bien ordonné - et que vous détruisez par vos mots, votre
Delirium très mots, vos éboulis de mots et torrents de phrases, pour finir
par l’éparpiller par petits bouts, façon puzzle - pour citer ici Michel Audiard,
un autre grand joueur hors classe. Et par là vous vous inscrivez dans le
droit Fil dérisoire de notre immense Raymond Devos, avec qui vous
partagez une merveilleuse absurdité et le génie de jongler avec la langue.
Vous êtes donc devenu assez vite artiste, acteur, humoriste, voire humorixe,
car vous n’y allez pas avec le dos de la cuiller pour habiller pour
l’hiver vos contemporains, de préférence quand ils sont les puissants de ce
monde. Mais en réalité, le plus souvent, c’est avec une grande tendresse
que vous avez brossé L’Éloge de quelques inutiles (et autres célébrités),
pour reprendre le titre d’un de vos livres et vous faire ainsi un peu de
publicité clandestine, mais, croyez-le bien, parfaitement admirative et
désintéressée.
Parlons de vos livres, justement. À côté de vos spectacles qui nous
ravissent, vos avez publié vos chroniques du Fou du Roi, dont les Papiers
bavards et Tout Roca, sinon rien !, et il faut dire le plaisir avec lequel on
vous redécouvre à l’écrit : c’est un plaisir tout aussi fort de lire vos textes,
de les savourer ligne à ligne, de se lécher les doigts devant cette
gastronomie syntaxique et verbale qui se donne alors à déguster pour soi
tout seul et tout heureux de l’être.
À propos de ces chroniques, cher Vincent Roca, ce n’est en rien diminuer
vos mérites que de rappeler que le Fou du Roi, pour qui vous les avez
écrites, vous a offert un formidable tremplin : grâce à France Inter, votre
public de fans s’est élargi au pays tout entier, votre célébrité en est
devenue universelle. Le ministre de la Culture et de la Communication que
je suis ne peut que se réjouir que le service public vous ait réservé une
place de choix ; et bien entendu, symétriquement, que grâce à vous et à
vos complices, réunis sous la bienveillante houlette de notre cher
Stéphane Bern, le service public puisse proposer des émissions alliant la
qualité au divertissement, le tout assaisonné du zeste d’insolence qui lui
donne tout son piment.
Je ne peux que vous inciter à continuer, cher Vincent Roca, à nous
enchanter en sucrant les phrases et en jonglant avec la langue. Continuez
longtemps à apporter au public, comme s’intitulait l’un de vos derniers
spectacles, Une heure de gaieté près de chez vous ! Et quant à moi, pour
terminer, parce que Vite, rien ne presse !, je vous déclare coupable du chef
de Mots et usage de mots et conséquemment vous condamne à recevoir
ici, entouré de vos amis et complices, le grand prix Raymond-Devos de la
langue française 2011, peine que j’alourdis en vous offrant, grâce à la
générosité des éditions Le Robert, le Dictionnaire historique de la langue
française, pour que la punition n’en soit que plus exemplaire.