Votre musique impose le silence et le trouble du temps. L’absence de
repère qui engage une ronde lancinante en soi-même, une épopée parfois
médiévale, parfois antique, un chant intérieur qui bourdonne dans notre
mémoire : en vous écoutant, pour reprendre le vers de Baudelaire, « j’ai
plus de souvenirs que si j’avais mille ans ».
Le philosophe Henry David Thoreau, écrivait dans son Journal ces lignes
qui vous correspondent de manière troublante : « La vie d'un homme
devrait être une marche solennelle au son d'une musique exquise, mais
secrète. Quand elle semble aux autres désordonnée et discordante, c'est
qu'il marche d'un rythme plus rapide ou que son oreille plus délicate
l'entraîne en mille symphonies et variations. Pas de halte jamais, sinon à la
fin de l'étape, ou bien une de ces pauses qui sont plus riches que tous les
sons, quand la mélodie plonge à des profondeurs si étranges qu'elle n'est
plus perceptible, plus qu'un simple abandon au seuil de l'être et de la vie. »
Cher Arvo Pärt, vous êtes aujourd’hui le compositeur vivant le plus
enregistré au monde, et sûrement l’un des plus aimés. Parce que votre
musique défie le temps, les modes, loin des surenchères de complexité, au
profit du silence, du repli et de l’humilité, à la recherche des plénitudes
perdues.
Dans votre Estonie natale tombée sous le joug stalinien, vous poursuivez
des études musicales à Tallinn, où vous rencontrerez le compositeur Heino
Eller, qui aura une influence fondatrice sur votre rapport à la composition.
Avant même de recevoir votre prix de conservatoire, le régime vous honore
d’un prix officiel pour votre cantate « Notre jardin », composée en 1959,
dans un style encore traditionnel, et pour « Les progrès du monde ». Mais
il faut gagner sa vie, et vous devenez ingénieur du son à la radio nationale
pendant dix ans, où d’ailleurs vous serez très vite reconnu pour votre grand
talent de compositeur puisque vous êtes submergé de commandes de
musiques pour la radio, la télévision et le cinéma, comme le fut
Chostakovitch, compositeur dont l’influence se retrouve dans vos
premières oeuvres.
Combien il est alors tentant, pour le jeune compositeur que vous êtes, de
vous tourner vers l’Ouest, et de croquer le « fruit défendu » du sérialisme.
Vous composez ainsi Nekrolog, dédiée aux victimes du fascisme, ou
encore la Symphonie n°1 dite « Polyphonic ». Vous découvrez aussi la
musique aléatoire, les collages musicaux au même moment où Berio, lui
aussi, à quelques milliers de kilomètres de là, colle les musiques
d’aujourd’hui et d’hier dans son laboratoire milanais. Vous rapportez dans
une de vos rares interviews que « ce fruit paraissait plus doux qu’il ne
l’était en réalité ». Mais nous sommes dans l’Estonie de l’Union Soviétique,
et le régime vous fait payer ce « faux pas bourgeois » en mettant un terme
à toute reconnaissance à votre égard, allant jusqu’à interdire vos oeuvres
comme votre Credo.
Vient alors le temps de la pénitence et de la crise créatrice, qui vous
rapproche des grands maîtres d’antan, français ou franco-flamands,
comme Machaut, Ockeghem, Dufay, en renouant également avec le chant
grégorien, le plain-chant, l’écriture harmonique. « À cette époque,
rapportez-vous, j'étais très impressionné par la force mélodique, la clarté
harmonique et la précision polyphonique de cette musique. On n'a,
depuis, jamais plus retrouvé dans la musique une concentration aussi
évidente de ces caractères. » Suivant votre foi profonde, votre chant
interne va trouver refuge dans le silence, dans le pouvoir de la note isolée,
dans les échos qui deviennent un instrument à part entière de votre
musique, au service d’un espace et d’un temps sans contraintes.
Après avoir quitté l’Estonie avec votre femme Nora pour Vienne puis
Berlin Ouest où vous vivez depuis, vous revenez enfin au public dans la
Symphonie n°3 avec ce qu’on pourrait appeler des essentiels, comme
l’accord parfait, des mélodies construites avec une seule voix, parfois
deux, un langage tonal sobre, dans une revisitation postmoderne. Dès
lors, votre musique laisse résonner tous les harmoniques qui la
composent, comme dans votre Miserere, où chaque note cherche à se
suffire.
Parfois, le vertige de la modulation intervient, comme par surprise ou par
accident, valorisée par une plénitude et une simplicité mélodiques aux
accents médiévaux. Vos pièces hypnotiques entraînent l’auditeur, je vous
cite, dans « la direction de la profondeur, du centre, du sens », par leurs
constructions en spirales, leurs emprunts aux rythmes antiques et aux
gammes orientalisantes. Certains vous associent hâtivement à « l’école de
la répétition » auxquels vos contemporains Steve Reich et Philipp Glass
appartiennent. Mais ces mots de Milan Kundera dans le Livre du rire et de
l’oubli saisissent votre différence : « Danser dans une ronde est magique ;
la ronde nous parle depuis les profondeurs millénaires de la mémoire ».
Dans un appel à l’éternité, votre tintinnabulum cherche l’équilibre
harmonique parfait, le dosage difficile de simplicité et d’inattendu, la
lumière du dépouillement mélodique. Ainsi naissent une série de chefsd'oeuvre
d'abord instrumentaux dont Für Alina, pièce pour piano devenue
célèbre, Cantus à la mémoire de Benjamin Britten, Fratres, Tabula Rasa,
Spiegel im Spiegel, parfois réécrits une quinzaine de fois jusqu’à trouver
leur équilibre dans cette nouvelle orientation esthétique épurée. Les
instruments se mettent au service du seul souffle, du murmure, du
bourdon. Puis vous puisez dans les prières chrétiennes et dans votre foi
orthodoxe pour renouer avec le chant, comme dans votre De Profundis,
Missa Sillabica, Te Deum, ou Magnificat. « L’euphonie semble cultivée
pour elle-même », écrit de vous le compositeur français Karol Beffa.
Votre collaboration avec le label allemand ECM et son directeur
Manfred Eicher vous ouvre les portes d’un succès mondial. Défendue par
le violoniste Gidon Kremer, le compositeur Alfred Schnittke, le chef
d’orchestre Dennis Russell Davies ou encore le pianiste Keith Jarrett,
votre musique minimale aux accents qui rappellent Erik Satie - dont vous
revendiquez d’ailleurs la filiation - remplit depuis les salles de concert
d’avant-garde et contribue à ouvrir, par sa singulière séduction, la création
musicale contemporaine à un très large public, en influençant également
en profondeur toute une nouvelle génération de compositeurs.
Je ne peux que me réjouir du fait que le public français vienne découvrir
ou redécouvrir votre oeuvre à l’occasion du festival « Estonie Tonique »,
né de notre initiative commune, au ministre de la Culture estonien et moimême,
pour cette année où Tallinn est Capitale européenne de la culture.
C’est donc avec joie, cher Arvo Pärt, que nous vous conférons les
insignes de Chevalier de la Légion d’honneur.