Vous rendre hommage ce soir, c’est saluer le talent d’un réalisateur et
scénariste mondialement connu, pour lesquels les succès ne sont pas
antinomiques d’une très forte exigence esthétique et thématique. Votre
oeuvre est marquée par la conquête des territoires vierges et les contreutopies,
où se perdent souvent des personnages en quête obsessionnelle
d’eux-mêmes.
Après vos études à l’Université de Sydney, vous vous engagez très vite
dans la voie de la création cinématographique. C’est en travaillant le jour
pour la chaîne ATN-7 comme machiniste et régisseur de télévision que
vous concevez, le soir et la nuit, vos premiers courts métrages. Puis c’est
au retour d’un séjour en Angleterre et en France que vous signez votre
entrée dans la carrière cinématographique proprement dite, avec votre
premier long métrage Les voitures qui ont mangé Paris, en 1973. Onze
ans avant le non-lieu américain de Paris, Texas que décrira Wenders, vous
imaginez ce village du bush au nom français afin d’y domicilier ce mix
austral dont le burlesque et de fantastique - qui n’est pas sans rappeler le
climat déjanté et néo-zélandais du Peter Jackson de Bad Taste - sera vite
considéré par les cinéphiles comme le film le plus emblématique de la
nouvelle vague australienne avec Mad Max.
Puis ce sera Pique-nique à Hanging Rock, qui permettra à ce nouveau
cinéma australien de conquérir les marchés extérieurs, et de vous imposer
au passage comme une figure de référence pour une génération de
cinéastes. Avec The Last Wave, vous obtenez, entre autres, le Prix spécial
du Jury lors du Festival international du film fantastique d'Avoriaz en 1978.
S’en suit une série de succès internationaux majeurs qui nous ont tous
marqués. Plutôt que de les énumérer, je voudrais revenir avec vous sur
quelques traits de votre oeuvre qui selon moi en font toute l’extraordinaire
singularité : le paysage, la musique, et votre capacité, enfin, à révéler les
talents dramatiques des grandes célébrités du cinéma.
Dans votre oeuvre, les paysages de l’utopie sont souvent des
protagonistes à part entière. C’est le bush australien dans Pique-Nique à
Hanging Rock, où de jeunes écolières rencontrent l’horreur près d’un
Ayers Rock en plein soleil, dans une atmosphère qui inspirera beaucoup,
par le choix de sa lumière, les Virgin Suicides de Sofia Coppola. Ce sont
les herbes hautes des inoubliables plaines du comté de Lancaster, en
Pennsylvanie, dans Witness. C’est encore l’océan, dans Master and
Commander, tiré de l’oeuvre prolifique, la série des aventures maritimes
d’Aubrey et Maturin, que Patrick O’Brian a écrit en France face à la mer, à
Collioure. C’est aussi la jungle du Honduras, dans Mosquito Coast. Et
désormais, c’est le tour de la toundra sibérienne, des steppes mongoles,
du désert de Gobi et de l’Himalaya dans votre dernier film, Les chemins de
la liberté que nous allons découvrir ce soir - une adaptation très attendue
d’À marche forcée, le roman autobiographique de Sławomir Rawicz sur
son évasion du Goulag.
Le cinéma de Peter Weir, c’est aussi pour moi une attention très rare
portée à la musique de ses films. Le grand Maurice Jarre vous a suivi dans
l’aventure de Witness et dans celle du Cercle des Poètes disparus, pour
lequel il reçoit un British Academy Award en 1989. Quand je parle
d’attention, c’est aussi en pensant à Paul Bettany et surtout à Russell
Crowe, à qui vous avez fourni une formation pour qu’ils puissent se saisir,
sur le tournage de Master and Commander, d’un violon et d’un violoncelle
de manière crédible pour le spectateur musicien. Il en résulte quelques
scènes magnifiques où un capitaine anglais et un médecin catalanoirlandais
précurseur de Charles Darwin jouent en duo à la proue d’un
vaisseau en pleine mer. Le son de Corelli, de Bach, de Mozart et de
Boccherini se propage ainsi sur la surface de l’océan : dans un contexte
guerrier et nationaliste, c’est une Europe consciente d’elle-même qui se
projette, à la fois absurde et grandiose, au milieu de l’immensité. Au regard
de telles séquences, les films pour lesquels la musique se résume à la
seule fonction d’accompagnement ou de bande-son paraissent rater une
dimension essentielle de la création cinématographique, dont votre oeuvre
joue, elle, de manière magistrale.
L’une de vos spécialités et non des moindres, cher Peter Weir, c’est aussi
votre capacité à dévoiler, sous l’aura et les paillettes du star system
hollywoodien, les grands acteurs qui sommeillent. Je pense à Mel Gibson
dans Gallipoli, incarnant un soldat australien qui découvre aux Dardanelles
les horreurs de la guerre européenne. Je pense aussi, bien sûr, à Jim
Carrey et son « géniteur » Ed Harris dans The Truman Show, un film
visionnaire où nos téléréalités contemporaines croisent Aldous Huxley, Le
Prisonnier et l’univers lisse d’une Amérique à la Eisenhower. C’est aussi le
rôle que vous donnez à Robin Williams, vantant à ses étudiants les mérites
du Carpe Diem dans Le Cercle des Poètes disparus. Bon nombre de vos
films mettent ainsi en scène l’irresponsabilité flamboyante et magnétique
de ces figures obsessionnelles qui entraînent leurs suiveurs dans une
quête impossible : Harrison Ford, que vous aviez fait jouer aux côtés de
Kelly MacGillis dans Witness, et que l’on retrouve dans Mosquito Coast
aux côtés d’Helen Mirren, emmenant avec lui sa famille sur la pente
dangereuse de ses rêves ; et encore une fois, les personnages de Jack
Aubrey et de son second Stephen Maturin, qui entraînent malgré lui
l’équipage d’un bateau au service de leurs obsessions bicéphales et
contradictoires. C’est le tour désormais des magnifiques Ed Harris, Mark
Strong et Colin Farrell, entre autres, de passer sous les feux de Peter
Weir, le vrai révélateur des talents reconnus.
Et puisque nous sommes ce soir en ce très beau lieu qu’est la
Cinémathèque française, je voudrais rappeler aussi que le cinéma de
Peter Weir, c’est aussi une longue histoire avec la France. À Avoriaz
d’abord, où le Festival du Film fantastique vous décerne son Prix spécial
en 1978. Mais c’est l’Année de tous les dangers, avec Mel Gibson et
Sigourney Weaver pris dans la tourmente d’une Indonésie en plein coup
d’Etat, qui vous ouvre en grand les portes de la notoriété mondiale, grâce à
sa sélection en 1983 au Festival de Cannes. Suivront d’autres
reconnaissances françaises, comme Witness, César du Meilleur film
étranger en 1985 – un prix que remportera également, cinq ans plus tard,
Le Cercle des poètes disparus. La France et Peter Weir, c’est aussi Gérard
Depardieu, pris en flagrant délit de mariage blanc avec Andie MacDowell
dans Green Card – un mariage blanc qui vaudra à notre étoile nationale le
Golden Globe du meilleur acteur en 1991 dans la catégorie comédie.
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Une longue histoire avec la France, donc, qui n’est pas exempte d’une
ironie mordante, et rafraîchissante. Dans Master and Commander, c’est
sans aucune vergogne que vous détournez l’histoire originelle de Patrick
O’Brian, en changeant l’identité du bâtiment ennemi. Le très américain
USS Norfolk laisse ainsi la place à un navire de corsaires français tout droit
sorti d’un Enfer napoléonien : l’Acheron. C’est dans un accent
outrageusement reconnaissable, pour reprendre une formule des Monty
Python, que l’adversaire français, jacobin, révolutionnaire, impérialiste et
négrier, s’adresse au navire anglais, dans un mémorable « Surrender, this
is the Acheron! » auquel répondra, bien entendu, une ruse britannique
digne de Robin des Bois. Vous accordez néanmoins à la rouerie française
un certain panache, et je vois dans cette mise en scène des stéréotypes
franco-anglais, au large des Galapagos, moins la marque d’un frenchbashing
qui a pu être à la mode il y a quelques années que le signe d’une
affection profonde.
Dans une oeuvre très concentrée, en une quinzaine de films seulement,
tous marqué par la puissance et la générosité de leur propos, vous êtes
devenu, cher Peter Weir, l’un des plus grands réalisateurs de notre
époque.
Cher Peter Weir, au nom de la République française, nous vous remettons
les insignes d’Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.
Discours
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion de la remise des insignes d'Officier dans l'ordre des Arts et des Lettres à Peter Weir
Cher Peter Weir,
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