Votre vie a tout d’une légende : malgré un père officier de l’armée
britannique et une mère aristocrate autrichienne, issue de la lignée des
Habsbourg, vous devenez une des grandes icônes du rock. Si on y ajoute
votre grand-oncle, Leopold von Sacher-Masoch, père du masochisme
littéraire, ou les légendes familiales qui disent que, pendant la seconde
guerre mondiale, votre père aurait été un espion du MI6 et votre mère, une
danseuse d’origine juive, et votre excommunication, à 19 ans, alors on
entre dans le domaine du romanesque.
Votre identité déjà symbolise les tensions qui sont les vôtres : « Faithfull »,
un nom de famille qui désigne la fidélité, la foi et la confiance, donc une
certaine stabilité, et un prénom qui rappelle la Marianne amoureuse du
prince des Voleurs, symbole de la jeune femme émancipée, qui deviendra
celui de la République, en France.
Je comprends alors comment vous avez pu vivre autant de vies à la fois :
votre biographie est véritablement celle d’un personnage de roman.
Dès la fin de l’adolescence, à 17 ans, vous êtes présentée à Andrew Loog
Oldham, manager des Rolling Stones. Vous êtes propulsée dans l’univers
du « Swinging London » et des plus grandes stars de l’époque. Une
histoire d’amour passionnée avec Mick Jagger, une autre avec Keith
Richards, votre ami fidèle, des rencontres exaltantes avec William
Burroughs, Allen Ginsberg, Kenneth Anger, Francis Bacon, Roman
Polanski ou plus tard Patrice Chéreau, voilà qui fait de vous une femme
dont la vie sera sans cesse en pleine lumière.
Vos albums ponctuent les grands moments de votre vie. Ce sont d’abord
les titres inoubliables tels que As Tears Go By, This Little Bird ou encore
Summer Nights, qui vous entraînent vers la reconnaissance publique et
une immense popularité. Vous publiez en 1979 Broken English qui a
marqué fortement l’histoire du rock et constituera une nouvelle étape dans
votre parcours. Suivront des albums très inspirés tels que A Child’s
Adventure, A Secret Life ou Strange Weather. Puis vous faites une
incursion remarquable dans la musique de Kurt Weill et l’univers des
années 30, avec deux albums magnifiques, Twentieth Century Blues et
Seven Deadly Sins, qui vous conduiront notamment au festival de
Salzbourg.
Kissin’Time en 2002, Before The Poison en 2004 - considéré par la critique
comme l’un de vos meilleurs albums - ou encore Easy Come, Easy Go, en
2008 marqueront des années de plein épanouissement artistique.
Vous multipliez les collaborations avec des grandes figures de la scène
musicale, vous tournez dans le monde entier avec un succès éclatant.
Enfin, en janvier dernier, la sortie de votre très attendu dernier album
Horses and High Heels, un album aux chansons plus lentes, entre
mélancolie et douceur folk, est plébiscitée par un public toujours aussi
enthousiaste.
Mais la chanson et la composition ne sont pas vos seuls talents.
Parallèlement, vous jouez pour le théâtre et le cinéma : Vous êtes dirigée
par Pierre Koralnik et Serge Gainsbourg dans Anna en 1967, un souvenir
qui, pour vous, a gardé toute sa saveur grâce à la personnalité de ce grand
poète. Vous êtes cette femme fatale en combinaison de cuir dans La
Motocyclette d’André Pieyre de Mandiargues où vous donnez la réplique à
Alain Delon, mais aussi cette romantique folle d’amour, Ophélie, dans
Hamlet mis en scène par Tony Richardson en 1969. Plus récemment, on
vous a vu en Marie-Thérèse d’Autriche dans Marie-Antoinette de Sofia
Coppola, petit pied de nez à vos origines maternelles et surtout, l’un des
grands rôles de votre vie, Irina Palm, de Sam Garbarski, sorti en 2007,
dans lequel vous parvenez à transformer le sordide en sublime, dans un
fragile équilibre, que vous seule, avec toutes ces tensions qui vous
habitent, pouviez parvenir à faire tenir.
En 1994, vous publiez votre autobiographie, Faithfull, et, en 2007, entre
autres textes, vos mémoires intimes sur les rencontres qui ont essaimé
votre vie, les bons moments comme les mauvais dans un refus de la
nostalgie.
Marianne Faithfull, vous êtes d’abord un timbre, une voix chaude et
envoutante, un grain inimitable avec une forte charge émotionnelle. Votre
musique puise dans diverses inspirations, le jazz, le rock, la pop, la ballade
irlandaise tout en conservant une réelle unité. Elle raconte une histoire,
celle de votre vie, de votre quête d’expériences, de votre insatiable
curiosité, de votre personnalité intense et libre. Votre écriture, mais aussi
peut-être le choix des personnages que vous avez incarnés, une Ophélie,
un Dieu, un démon, une femme fatale, une « femme de ménage du sexe »,
montrent que toute votre vie a été une quête de vous-même, dans une
recherche de libération de l’émotion. L’écriture et l’interprétation, qu’elle
soit musicale ou théâtrale, vous ont permis de dépasser les moments
difficiles de l’existence, vous ont fait accéder au statut d’icône, de star
incontestée, grâce à un renouvellement permanent, sans cesse ajusté et,
si j’ose dire, sans fausse note.
Aujourd’hui installée à Paris, vous continuez de faire l’actualité musicale
du rock. Votre nouvel album Horses and high heels vous entraîne, comme
toujours, « sur la route », celle des tournées, des concerts, comme celui de
ce soir, où vous excellez à nous transmettre votre univers artistique
singulier.
Femme splendide aux multiples talents, parce que vous incarnez à vous
seule toute une époque, parce que vous transcendez toute une culture,
chère Marianne Faithfull, au nom de la République Française, nous vous
remettons les insignes de commandeur dans l’ordre des Arts et des
Lettres.