Pour garantir les créations de richesses par la culture, un gouvernement démocratique doit obéir à un schéma un peu subtil : celui d’une ligne brisée dont l’on sait, en même temps, reconnaître et dessiner la continuité. Il s’agit à la fois de laisser toute liberté à l’investissement de l’artiste dans son audace et dans sa radicalité, et en même temps de savoir ce que, presque à son insu même, ses recherches offrent d’améliorations profondes pour l’ensemble de la société et pour son économie. Tout ce que les artistes nous donnent à voir et à comprendre constitue un trésor collectif dont les retombées économiques, si indirectes semblent-elles, sont immenses, sans proportion avec les sommes investies pour le produire. Car c’est l’ensemble de la psyché humaine qui progresse, qui s’affine. Et le travail des artistes augmente sans cesse notre plaisir à vivre, notre désir d’avancer, notre souci d’innover.
C’est ici, dans cet équilibre et dans cette articulation, que se situe notre « stratégie pour un nouveau monde ». Car nous essayons de nous situer au niveau de la stratégie et non pas de la simple tactique : il ne s’agit pas d’aligner des troupes – « la culture, combien de divisions ? » – ni de mettre la culture en ordre de bataille. Il s’agit de mieux saisir et mieux développer l’effet d’investissement qu’apporte la culture. Car il n’y a pas de gratuité, ou plutôt, il y a deux gratuités aujourd’hui dans notre économie immatérielle. Il y a celle, factice, d’un Internet libéralisé jusqu’à l’absurde, et qui n’est qu’un argument de vente et un produit d’appel aux dépens des créateurs et de leurs droits. Et il y a celle du geste créatif, qui est une fausse gratuité aussi, mais pour de toutes autres raisons : parce qu’elle a besoin du soutien des pouvoirs publics pour exister, et surtout parce qu’elle est un investissement inappréciable pour l’avenir, c’est-à-dire porteuse de richesses durables et de richesses pour chacun, à condition de savoir en garantir la diffusion à la fois la plus large et la plus respectueuse des droits des créateurs.
Ce qui est valable au niveau de l’artiste individuel se retrouve dans les différentes cultures qui composent le monde dans lequel nous vivons. Depuis l’éclosion d’une pensée résolument ouverte sur l’Autre, celle des structuralistes et, en particulier, du grand Claude LEVI-STRAUSS, qui vient de nous quitter et auquel je tiens à rendre hommage ici encore, ici surtout, car ce Forum est en quelque sorte placé sous son inspiration, depuis ces grands esprits, nous savons à quel point il est nécessaire de respecter et de laisser s’épanouir toutes les cultures du monde. A l’image des explorations des artistes, elles sont porteuses d’une richesse de regard dont nous ne pouvons nous passer pour nous comprendre nous-mêmes. C’est pourquoi aussi je suis particulièrement heureux de la présence parmi nous de la Directrice Générale de l’UNESCO, Madame Irina BOKOVA qui porte haut et fort, je le sais, les valeurs de la diversité culturelle.
La reconnaissance et l’affirmation de la double nature des biens culturels, leur valeur économique quantifiable, et leur valeur sociale et symbolique, qui exige que leur circulation échappe à une stricte application de la logique de marché, a constitué une étape historique. Ces principes ont prouvé leur utilité lors des bouleversements récents. Face à la crise économique, les industries culturelles, les savoir-faire et plus généralement, toutes les activités de la culture, ont montré leur solidité. Il est clair, à mes yeux, que l’économie de la culture sera, chaque jour davantage, l’un de nos grands pôles de résistance et même de résilience pour sortir de la crise et pour inventer les nouvelles formes de la croissance de demain.
La diversité culturelle, l’assistance et les intervenants de ces journées – vous en êtes aussi, Mesdames et Messieurs, en quelque sorte, l’expression, et je voulais dire que je m’en réjouis, car je suis convaincu que nous ne pouvons affronter ces grandes questions qu’en confrontant les perspectives et les horizons, qu’en réunissant les expériences et les parcours : économistes, artistes, ressortissants de nombreux pays et de différentes cultures, je vous remercie de votre présence et de votre participation à cette deuxième édition du Forum d’Avignon dont je dois dire que j’attends énormément pour aider à construire ce « monde nouveau » que nous espérons et qui n’est pas une utopie... J’en profite pour remercier les ministres français de l’économie, Christine LAGARDE dont nous entendrons un message demain matin, et Hervé NOVELLI, ici présent, qui témoignent tous deux que la conviction de la solidarité profonde de la culture et de l’économie est partagée par l’ensemble du gouvernement, en particulier de ses « économistes ».
Ce « monde nouveau », nous sommes ici pour le construire. Son « levier d’Archimède », sa clef de voûte, vous le savez, c’est la numérisation et la révolution qu’elle provoque dans tous les aspects de notre existence, mais plus particulièrement dans nos pratiques culturelles, aussi bien au sens strict qu’au sens le plus large du terme.
Car le numérique doit être le nouveau vecteur de notre stratégie, le point central d’articulation de cette ligne brisée dont je parlais tout à l’heure. Il est à la fois le formidable instrument d’un développement exponentiel et véritablement sans précédent de l’offre culturelle, une chance unique et inouïe de nous rapprocher de ce que j’appelle la « culture pour chacun » – je ne dis pas « culture pour tous », car il ne s’agit pas d’un produit culturel uniforme, mais bien de nouveaux chemins pour atteindre chacun dans sa singularité, qu’elle soit philosophique, géographique, urbaine ou rurale.
Le numérique est ce que les Grecs appelaient un « pharmakon », à la fois un poison et un remède, selon la manière dont le pharmacien ou le médecin s’en servent. Mal employé, il peut devenir la décharge d’une sous-culture pour tous et, en un sens donc, pour personne ; mais bien utilisé, il peut au contraire devenir le levier historique d’une « culture pour chacun ». LEVI-STRAUSS disait, dans un texte pour l’UNESCO justement : « Les grandes époques créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ».
C’est cet enjeu qui m’a conduit à me saisir, dès mon arrivée rue de Valois, de la question de la numérisation du patrimoine littéraire de l’Europe par l’entreprise américaine Google.
Je souhaiterais, sur ce point, vous exposer non seulement les principes de mon action, mais aussi ma conception de la méthode qu’il me paraît légitime de suivre sur cette question prioritaire de la numérisation de nos patrimoines, pas seulement des imprimés, mais aussi, bien sûr, les images animées, les films, les collections de nos musées, des archives manuscrites...
La numérisation des ouvrages est la base d’une « économie de la connaissance ». La culture est la condition vitale et le socle de cette économie de la connaissance que nous voulons, que nous devons construire.
L’extraordinaire force de frappe et puissance d’innovation des universités californiennes a permis à Google de franchir avec une rapidité étonnante les étapes de la croissance qui, en quelques années, transforment une « jeune pousse » (c’est ainsi je crois, en tant que ministre de la langue française, que je dois traduire l’anglais « start up ») en une végétation quelque peu tentaculaire et, à certains égards, en une plante dont on peut se demander si elle ne tend pas à devenir carnivore.
Pour autant, je l’ai dit d’emblée : cette question est trop complexe pour être laissée aux oppositions frontales, aux caricatures ou aux invectives. Nous ne devons ni croire que les vainqueurs soient déjà connus et que nous n’ayons plus qu’à écrire leur histoire, ni donner dans la parodie de sursaut national. Cette question complexe parce que nouvelle nécessite d’abord et avant tout de ne pas céder aux démons de la polémique, ni de sombrer dans l’angélisme et sous-estimer le risque de voir s’établir et s’imposer, par le Net, une « culture dominante ».
Car, d’un côté, nous connaissons les risques d’un partenariat avec Google : qu’en est-il de la pérennité des fichiers numérisés ? de la propriété de ces fichiers ?
De l’autre, j’observe les partenariats qui sont passés avec la firme californienne par de grandes bibliothèques, en Europe et dans le monde.
C’est pour y voir plus clair et pour élaborer un corps de doctrine que j’ai décidé de lancer une mission de réflexion sur le thème de la numérisation des bibliothèques, qui nous rendra ses conclusions le 15 décembre prochain.
J’ai demandé à la mission d’avoir à l’esprit non seulement l’aspect technique du problème, mais aussi sa portée politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire la visée de l’intérêt général. Je lui ai demandé de penser européen, et je suis persuadé que ses auditions et ses réflexions aboutiront à des résultats qui nous intéresseront tous.
Son travail restera fidèle à un certain nombre de principes, en particulier à l’idée-force de la régulation, c’est-à-dire l’établissement de règles du jeu qui concilient l’accès le plus large à la culture avec la protection des créateurs.
Car les droits des auteurs ont été une longue conquête des Lumières, un « acquis social » qui a permis aux artistes de sortir de la position de marginalité et parfois de misère dans laquelle ils ont été trop longtemps confinés et où il serait absurde que le progrès même de la technologie aboutisse, par l’effet d’une terrible ironie, à les reléguer à nouveau. C’est tout l’objet des deux lois récemment adoptées en France, souvent considérées comme « pionnières » : réguler le Net, protéger la juste rémunération des créateurs pour leur travail. Dans leur prolongement, j’ai lancé une mission de réflexion sur l’extension de l’offre légale de la création sur Internet.
Vous savez sans doute que le Gouvernement français est intervenu auprès du juge américain qui doit se prononcer sur le projet de règlement entre Google et les auteurs et éditeurs américains pour l’alerter sur les problèmes soulevés par ce projet d’accord. C’est également la position que les autorités françaises ont développée lors de l’audition menée par la Commission européenne à Bruxelles, le 7 septembre dernier. Et je suis heureux de la présence au Forum de mes collègues espagnol et roumain, tout comme j’ai été très satisfait de mon échange avec le directeur de la Bibliothèque nationale allemande.
Je veux que nous aboutissions à une solution qui soit le résultat d’une réflexion non seulement approfondie, mais partagée, c’est-à-dire qu’elle fédère nos partenaires européens.
C’est pourquoi aussi je souhaite évoquer ce sujet essentiel lors du conseil des ministres de la culture de l’Union européenne, le 27 novembre prochain.
Je défendrai l’idée de l’intensification de la numérisation de notre patrimoine. Nous veillerons à définir ensemble une approche européenne commune permettant de définir les conditions de partenariats public-privé acceptables pour le citoyen européen, et de renforcer les capacités d’Europeana, la bibliothèque numérique européenne.
Une politique dynamique de numérisation est déjà en cours en France : elle concerne les trésors de nos grands musées, comme le LOUVRE ou ORSAY dont 85% des collections sont numérisées et accessibles gratuitement en ligne. Par ailleurs, le Centre national du cinéma est prêt à lancer un vaste plan de numérisation et de valorisation qui concernerait 13 000 films et 70 000 heures de créations audiovisuelles. L’Institut National de l’Audiovisuel a déjà effectué un travail remarquable en numérisant une part énorme de son fonds film, radio, et bientôt de son fonds photographique.
C’est pour intensifier cette politique que j’ai proposé au Président de la République de consacrer pas moins de 753 millions d’euros à la numérisation des contenus culturels, dans le cadre du « Grand Emprunt » qu’il souhaite lancer.
J’ai également décidé la création d’un portail unique du patrimoine culturel français, qui doit obéir à une démarche non seulement quantitative, mais qualitative, en veillant au classement des contenus et à leur mise en valeur. J’insiste sur la qualité et je souhaiterais, sur ce point, vous raconter une histoire.
Il y a chez l’écrivain Robert MUSIL, dans son immense roman L’Homme sans qualité, un chapitre cocasse qui met en scène un général d’armée plutôt sympathique, le général STUMM. Un beau jour, ce général décide de trouver la clef de la connaissance et pour ce faire, décide « d’envahir la bibliothèque nationale ». Il prend une carte de lecteur à la bibliothèque de Vienne, qui compte alors, nous dit-on, pas moins de trois millions et demi de volumes. Après avoir soumis à la question plusieurs bibliothécaires perplexes ou apeurés, le Général Stumm (c’est-à-dire, en allemand, le Général « Muet ») doit battre en retraite et se rendre à l’évidence : la présence de tous les livres dans un même lieu ne permet pas de distinguer le livre ultime, ce « résumé de toutes les grandes pensées de l’humanité », ce « livre sur la réalisation de l’essentiel » à la recherche duquel il est benoîtement parti.
C’est pour ne pas être des général Stumm de l’Internet, ou des « Bouvard et Pécuchet » de la Toile, sans négliger d’ailleurs ce qu’il peut y avoir de dangereux, et non seulement de loufoque chez certains autodidactes, que nous devons créer des guides, des références, des structures.
Je compte sur vous tous, participants au Forum d’Avignon, sur vos débats de ces deux prochains jours, pour nous donner aussi un peu de ces structures, et pour mettre en valeur l’apport d’une économie de la culture, c’est à dire d’une économie de la qualité.
Vous le ferez dans une première session du Forum qui explorera la contribution de l’innovation artistique à la croissance économique et à la construction de nouvelles valeurs pour un « nouveau monde ».
Vous le ferez dans la session du Forum consacrée au thème de la fiscalité, qui se déroulera ce samedi. Le palais ancestral où nous sommes réunis, réalisation géniale du mécénat des papes, est le symbole même des richesses pérennes dont la puissance publique et les évergètes privés, en intervenant dans l’économie de la création, peuvent doter les générations futures.
Vous le ferez en réfléchissant sur les liens essentiels entre implantation de projets culturels et l’attractivité des territoires, lors de la session de vendredi après-midi.
L’enjeu de ces relations entre culture et territoires me fait penser à une comédie américaine récente. Dans ce film le réalisateur Ang LEE nous conte une fable économique à partir d’un certain événement musical qui eut lieu dans un coin très pauvre et très isolé de l’Etat de New York, en août 1969 – un « trou perdu » nommé…Woodstock. Il nous raconte une première tentative d’organiser le festival dans un autre coin de campagne où l’intolérance des paysans et des politiques locaux pour les bandes de hippies dévastatrices fait avorter le projet. Les organisateurs se tournent alors vers ce petit patelin de Woodstock, déshérité et minable : en trois jours, au prix d’un investissement mineur (le sacrifice de quelques prés à vaches sans valeur bientôt réduits en quelques arpents de gadoue), la communauté locale fait fortune en vendant une quantité historique de boissons, de nourriture et de logements.
La morale de cette histoire, vous l’avez compris, ce n’est pas seulement le lien entre l’investissement culturel et le développement d’une région. C’est aussi une leçon de tolérance, qui montre que le développement appartient, aujourd’hui comme hier, à ceux qui savent intégrer la contre-culture, les marges, les jeunes, l’inattendu, dans leurs processus économiques. C’est sur cette vision peu conventionnelle des industries culturelles que je souhaite ouvrir cette 2e édition du Forum d’Avignon, et sa première session sur l’innovation, qui nous engage à tourner nos regards vers ces viviers de la création nécessairement surprenants, jeunes, déstabilisants, mais qu’une civilisation ambitieuse et confiante doit savoir écouter et encourager dans toutes les explorations qu’elle entreprend.
Je vous remercie.
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l’occasion de l’ouverture du Forum d’Avignon – « Culture, Economie, Médias »
Nous avons pris l’habitude, pour saisir le réel, de le diviser en entités que nous voulons croire distinctes. Nous disons « la culture », « la communication », « l’économie ».
Un bon sens rapide, qui ferait toute confiance à ces distinctions commodes pourrait, de prime abord, opposer ces entités, mettre face à face « la culture », le lieu des pratiques désintéressées de l’art, et « l’économie », l’espace réservé des activités de l’argent.
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