Il y a tout juste un quart de siècle, en 1985, l’Etat – le ministère de la
Culture, alors incarné avec la flamboyance que l’on sait par Jack LANG
dont je salue la présence aujourd’hui parmi nous – passait commande à
Daniel BUREN (que je remercie également de sa présence) une « œuvre
monumentale » pour la Cour d’Honneur du Palais-Royal. Celle-ci faisait
alors – on a peine à l’imaginer aujourd’hui ! – office de parking de
stationnement… Autre temps, autres mœurs !…
La réalisation de cette œuvre dans l’espace parisien fut un événement, je
dirais même que, d’une certaine façon, elle marqua l’entrée – l’avènement
pour certains, l’intrusion pour d’autres – de l’art le plus contemporain au
coeur même de l’architecture historique, la conjonction de l’ancien et du
nouveau, de la création et du patrimoine. Certes, il y avait déjà eu des
bâtiments extrêmement audacieux (je pense, par exemple, sans remonter
jusqu’à la Tour Eiffel ou à la Tour Montparnasse, au Centre national d’Art et
de Création Georges-Pompidou). Certes, il y avait eu aussi des oeuvres
d’avant-garde à proximité de bâtiments anciens, comme la Fontaine
STRAVINSKY de TINGUELY et Niki de SAINT PHALE, par exemple) ; mais
cette fontaine n’était pas construite à l’intérieur même d’un édifice. Dans le
cas des Colonnes de BUREN – ou, pour leur donner leur nom exact, des
Deux Plateaux – l’art moderne s’est invité au coeur de la tradition et du
patrimoine.
Cette association intime de la création contemporaine et du monument
historique, que l’on retrouve dans la Pyramide du Louvre (commandée deux
ans plus tôt et inaugurée en 1988) était alors toute nouvelle. Or, nous le
savons, ce qui est nouveau suscite parfois – et même souvent – des
surprises, mais aussi des résistances et des crispations.
Chacun se souvient de l’intense polémique qui entoura ces fameuses
Colonnes et remplit celles des journaux… Ce fut l’occasion d’une de ces
nombreuses Querelles des Anciens et des Modernes dont notre pays a le
secret et qui témoignent, en un sens, de sa passion pour la chose culturelle,
une passion qui entre pour beaucoup dans cette exception française,
parfois étonnante aux yeux de nos voisins.
Avec le recul du temps, qui permet de remettre en perspective l’écume des
polémiques, force est de constater que les Colonnes de BUREN ont bien
conquis leur place – une place de choix et je dirais presque une place
« royale » – dans l’espace et l’imaginaire publics.
Les Deux Plateaux. Ce titre très évocateur, dans ces lieux dévoués aussi
aux plus hautes juridictions administratives de la République, à moins qu’il
ne fasse allusion à des hauteurs et à des reliefs. Il s’agit, littéralement, de
deux plans spatiaux, l’un (oblique) au sol, l’autre (horizontal) en hauteur et
variant au gré de la taille des colonnes – mais aussi un plan de surface et
l’autre souterrain, irrigué comme par un mystérieux Achéron.
Cependant, ces Deux Plateaux ont aussi un sens figuré et symbolique, en
tout cas pour moi : ce sont – à mes yeux, mais c’est très personnel – la
création et le patrimoine qui communiquent de façon secrète et profonde,
aux sources de l’oeuvre pour ainsi dire. Cette double dimension, elle se
décline et se scande, me semble-t-il, jusque dans l’alternance implacable
des rayures des colonnes, qui sont la marque de fabrique de l’art de Daniel
BUREN, et inscrivent ici sur la pierre leur régularité géométrique et peutêtre
un symbole d’une dualité assumée, par cette alliance des deux
marbres noirs et blanc, de Carrare et des Pyrénées.
Et puis, la présence de plateaux de la Comédie-Française, en sous-sol,
introduit une autre dimension, celle du théâtre et de ses coulisses
souterraines, loin des feux de la rampe, malgré les lumières et le
magnifique éclairage qui met en scène ces Deux Plateaux.
Ces colonnes – parfois tronquées, comme un jeu ironique avec le goût
suranné des ruines et la qualité toujours inachevée des oeuvres – épousent
le rythme de celles du Palais-Royal, avec lesquelles elles entretiennent un
muet dialogue à travers les siècles qui les séparent, et nous rendent ainsi
plus visible, comme par un jeu de surimpression, ce chef-d’oeuvre classique
de notre patrimoine.
Pourtant, depuis plusieurs années, l’oeuvre de Daniel BUREN, elle, se
dégradait, se délabrait, assez lentement, mais trop sûrement : des travaux
de restauration et d’entretien étaient donc devenus indispensables.
Alors, une seconde polémique, tout aussi intéressante que la première, est
intervenue, lancée par Daniel BUREN lui-même cette fois : elle a mis en
exergue le devoir de l’Etat d’entretenir ses commandes publiques, en même
temps que le droit moral de l’artiste sur son oeuvre.
Ce qu’a mis au jour cette nouvelle page de l’histoire des Colonnes de
BUREN, c’est aussi, je dirais, une nécessaire inscription de l’oeuvre dans la
durée, dans la pérennité de l’espace public, et, par là, l’idée que les travaux
font partie intégrante de l’oeuvre, qui est toujours un peu work in progress –
en « travail perpétuel » si j’ose dire. La conception, par l’artiste lui-même,
des palissades de chantier, sont la manifestation la plus visible de cette
nouvelle façon de penser l’oeuvre monumentale publique. C’est un peu
comme le « Ralentir travaux » des Surréalistes.
Nous avons pris conscience que l’oeuvre, même la plus récente, doit
bénéficier, non pas seulement de l’engagement financier de l’Etat, des
subsides publics, mais aussi de son engagement moral et politique, au sens
fort du mot de « politique », c’est-à-dire par son autorité et sa responsabilité
vis-à-vis de l’espace public, au profit de chacun d’entre nous qui en avons,
non pas la propriété, mais – pour filer la métaphore juridique – la jouissance
esthétique et citoyenne.
Pour mener à bien ces travaux – très attendus et opportunément lancés par
ma prédécesseure, Madame Christine ALBANEL, lors des Journées du
patrimoine de 2008 – toutes les énergies ont été mobilisées. Je remercie les
maîtres d’oeuvre, les architectes Alain-Charles PERROT et Jean-Christophe
DENISE (fidèle collaborateur de Patrick BOUCHAIN), pour leur travail tout à
fait remarquable, ainsi que le Service national des Travaux en sa qualité de
maître d’ouvrage et sans oublier l’entreprise de gros oeuvre BUHRFERRIER-
GOSSÉ, qui ont réalisé de concert cette restauration. Mais je
tiens aussi à remercier très chaleureusement l’entreprise EIFFAGE qui, par
l’intermédiaire de sa filiale FORCLUS, a bien voulu offrir le soutien de son
mécénat de compétence et financer les travaux d’électricité, conjuguant de
façon exemplaire fonds privés et intérêt général. Cela, au bénéfice de
chacun de nos concitoyens et des visiteurs venus du monde entier, pour
lesquels les Colonnes de BUREN sont un pôle d’attraction et de séduction
sans équivalent. Elles ont essaimé, sous une forme ou sous une autre, sur
la Place des Terreaux de LYON, sur la Place de la Justice de BRUXELLES,
et bientôt à SERIGNAN, près de BEZIERS – se déclinant au travers
d’autres projets in situ, capables de révéler la force et le génie d’un lieu et
d’une architecture.
Pour devenir le patrimoine de demain, la création d’hier et d’aujourd’hui doit
être, elle aussi, conservée, préservée, restaurée : c’est ce à quoi nous nous
sommes employés, car c’est à cette condition seulement que la modernité
peut rester durablement notre contemporaine.
Je souhaite donc longue vie à ces Colonnes de BUREN enfin rénovées : au
coeur du Palais-Royal – et un point de repère de la capitale de demain, de
ce Grand-Paris que nous sommes en train de rêver. Elles resteront parce
qu’elles sont le parangon de la culture pour chacun, et, bien sûr, pour
chacune. Car elles sont une manière d’apprivoiser un lieu pour permettre
aux gens de se l’approprier. J’aurai bientôt la chance de voir à nouveau, de
ma fenêtre, maintenant que les travaux sont finis, des familles, des jeunes,
des seniors comme on dit aujourd’hui, toutes les générations, mais aussi
toute la diversité qui compose notre société et notre « identité » se frayer
chacun leur chemin, à toutes les heures du jour, parmi ces colonnes qui ont
aussi peut-être quelque chose d’un cadran solaire imaginaire.
L’emblème de cette appropriation de la culture par chacun, c’est bien sûr
cette possibilité de prendre place sur un fût hospitalier, et de devenir
sculpture l’espace d’un instant. Je ne vous garantis pas, pour ma part, vu
mon état et vu le froid, de jouer le rôle du penseur ou du discobole… Mais
je sais que ce lieu restera exemplaire de cette exigence d’une oeuvre
capable de faire entrer en interaction l’art avec la vie, la vie de chacune et
de chacun.
Je vous remercie.