Je voudrais en quelques mots rapides profiter de cet avant-première pour
saluer d’une part ce projet co-signé par Olivier Horn et porté par ARTE, et
rendre bien sûr hommage à Marc Fumaroli.
Sans vouloir anticiper sur la fin du documentaire que nous allons voir ce
soir, je dirais qu’il s’agit pour nous ce soir de déchiffrer un mystère : que
vient faire un Académicien spécialiste de l’éloquence et de la rhétorique à
l’âge classique, à Cadarache, dans un centre de recherche sur l’énergie
nucléaire ? Nous montrer avant tout qu’agir en faveur de la langue
française, ce n’est ni s’arc-bouter sur Villers-Cotterêts, ni se faire le
défenseur d’un nomenclaturisme univoque que certains stigmatisent bien
facilement comme étant définitivement has been. Quant à ceux qui
s’apprêterait à assister ce soir à une ballade des regrets, je renverrai à
l’oeuvre et aux écrits, au regard de ses précieuses tribunes, de la richesse
de ses mises en perspective internationales – je pense à son Paris – New
York et retour - . Avec Marc Fumaroli, on est en fait très loin de la nostalgie
des despotismes éclairés et des splendeurs pompadouriennes.
L’esprit critique de Marc Fumaroli est bien trop balancé et stylisé pour se
laisser enfermer dans ces catégorisations. C’est là le flair et la force d’un
esprit voltairien que de ne pas être toujours là où on l’attendra, tout en
sachant frapper d’estoc le moment opportun, comme il l’avait si bien
montré il y a vingt ans avec son célèbre ouvrage L’Etat culturel. Pour tous
les Ministres de la Culture, Marc Fumaroli restera le meilleur de nos
whistleblowers, comme on dit en bon français – de nos lanceurs d’alerte,
comme dirait nos amis québécois, contre les travers bureaucratiques de
nos administrations.
Mais pour moi, Marc Fumaroli, c’est avant tout le penseur de la
République des Lettres. En faisant revivre une idée issue de la
Renaissance, il nous permet de comprendre la nature et la profondeur
historique de ce qu’on appelle l’Europe de la culture. Certes, avec le long
XIXème siècle et l’âge des nationalismes, l’idée a couru un grand péril, et
la langue comme « génie d’un peuple », pour reprendre le mot de
Stendhal, a elle aussi fait l’objet de toutes les fermetures.
Le voyage de Marc Fumaroli sur les trace de l’Europe du XVIIIème siècle
nous incite à nous poser à nouveaux frais la question : que veut dire
penser dans une langue ? Sur ce terrain, les idées reçues persistent,
sédimentées dans notre histoire longue, car la doxa a la vie dure. À l’âge
du français de cour, Voltaire nous rappelait les limites des hiérarchisations
entre langues, dont aucune ne saurait se targuer d’avoir le monopole de la
clarté et de la distinction : « il n’y a aucune langue parfaite (…), presque
toutes les langues de l’Europe ont des beautés et des défauts qui se
compensent ». Elles ne sauraient être bien sûr des vecteurs neutres,
comme on voudrait bien le croire à l’âge des moteurs de recherche et des
traductions automatiques. Dans le multilinguisme revendiqué qui est
désormais le nôtre dans l’Union Européenne, elles expriment une diversité
des modes de conceptualisation, une diversité de points de vue - autant de
« filets jetés sur le monde », pour reprendre la belle expression de
Humboldt, qu’il nous faut préserver, non par repli patrimonial, mais par
souci de l’avenir.
Le défi vers lequel Marc Fumaroli nous oriente, c’est, je crois, d’arriver
justement à penser la République de Lettres dans un régime de
multilinguisme assumé. Cela implique une politique de la diversité
linguistique pour laquelle les pouvoirs publics et l’Union Européenne ont
bien sûr un rôle important à jouer.
Le multilinguisme en Europe, ce n’est pas seulement une question de
fonctionnement et d’interprétariat au sein des institutions communautaires.
Contre la facilité apparente des monolinguismes, il s’agit bien de prendre
Babel comme une chance, et non comme la lubie d’une vieille Europe
dépassée par l’histoire. Aujourd’hui, la défense de la langue française, j’en
suis convaincu, passe par la traduction. Il en va de même pour l’avenir de
la République des Lettres, ce réseau à la fois diplomatique et savant dont
l’esprit de coopération, bien loin des concurrences nationales, est aux
vrais fondements du projet européen.
Pour construire cet avenir, l’oeuvre de Marc Fumaroli nous offre une
pensée majeure, éclairante et audacieuse. Cette pensée, il la traduit
également dans ses réseaux, dans son action, avec par exemple l’Institut
européen d’histoire de la République des Lettres qu’il fonde il y a dix ans
avec le Collège de France et le CNRS avec l’appui d’Antoine Compagnon,
avec le soutien des Ministères de la Culture et celui de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche.
Je reprendrais ce mot du Président François Mitterrand : cessons
d’entonner « la complainte du français perdu ». ce qu’il faut défendre, c’est
peut-être pour nous à la fois la langue française en elle-même et cette idée
française - et sans exclusive - de la langue.
Je vous remercie.
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion de l'avant-première du documentaire « Quand l’Europe parlait français », de Marc Fumaroli et Olivier Horn (Arte, 2010)
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l'occasion de l'avant-première dudocumentaire « Quand l’Europe parlait français », de Marc Fumaroli etOlivier Horn (Arte, 2010)
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