La première est empruntée à la mythologie grecque, et elle est relatée par Platon dans La République. Gygès était un simple berger d’Asie mineure qui, un jour d’orage, tomba soudain sur un anneau magique, doté du pouvoir de rendre invisible. La vie de Gygès n’était pas très amusante. Ce fut pour lui une chance inespérée. Il lui suffisait d’un clic et de tourner l’anneau pour disparaître. Gygès s’empara de ce fabuleux objet magique et, petit à petit, il perdit toute morale. Il en profita pour entrer dans le palais du roi, pour voler la femme du roi, pour assassiner le roi. La moralité de cette fable de Platon, c’est que la plupart des hommes ne sont justes que parce qu’ils sont visibles. Quand on est sûr de ne pas être pris, quand on peut disparaître d’un clic, alors c’est beaucoup plus facile de commettre des délits. Apparemment, Gygès n’avait pas l’impression de commettre un acte délictueux. C’était juste un clic. Cela semblait innocent. Mais clic après clic, le produit disparaît. C’est, involontairement, la technique du voleur chinois, qui pousse peu à peu l’objet jusqu’à ce que celui-ci disparaisse : il peut alors le voler aux yeux de tous. C’est une forme d’érosion humaine d’une œuvre d’art.
La seconde histoire, chacun la connaît ; elle est très belle : c’est celle de La Peau de chagrin, le célèbre roman de Balzac. Elle est devenue proverbiale : la vie du héros se raccourcit au fur et à mesure des vœux qu’il fait. Dans le cas présent, c’est le produit qui se raccourcit, qui se rabougrit, et les droits qui y sont attachés se réduisent peu à peu, comme une peau de chagrin. Internet ne doit pas être une peau de chagrin pour le droit des créateurs.
Pourquoi ce projet de loi qu’on nomme HADOPI ? C’est formidable comme ce mot est devenu populaire ! Ce n’est pourtant pas le nom de quelque tribu indienne ou d’un petit animal alpestre destiné à amuser les enfants. Non, HADOPI, c’est la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet.
Internet est une chance pour la culture.
C’est un vecteur de diffusion des œuvres. Déjà 4 000 films et 7 millions de morceaux de musique payants ou légalement gratuits sont sur internet. C’est une source potentielle de financement de la création et de rémunération des artistes. J’y reviendrai.
Aujourd'hui, le piratage est responsable d’un désastre économique et surtout culturel.
Dans le domaine de la musique, le chiffre d’affaires des CD a baissé de 50 % en six ans. Les effectifs des maisons de production ont baissé de 30 % et le nombre des contrats de nouveaux artistes de 40 % chaque année. Telle est la réalité.
Pour le cinéma, les téléchargements illégaux sont aussi nombreux que les entrées en salles – 450 000 par jour ! La fréquentation en 2008 n’est pas la règle : chacun sait qu’elle a été sauvée par quelques films aux résultats exceptionnels.
Les premières victimes ne sont pas les majors, mais les indépendants : 99 % des maisons de disques ont moins de vingt salariés.
La victime et l’innocent ne sont donc pas du côté qu’on croit. Le piratage accroît les inégalités.
Je parle d’expérience. J’ai connu des périodes fastes et d’autres qui l’étaient moins. Dans les périodes qui ne l’étaient pas, j’ai eu la chance de pouvoir compter sur les droits d’auteur pour tenir le coup.
La méthode suivie, celle que nous avons empruntée, a été ouverte par la mission de Denis Olivennes, à l’automne 2007, visant à obtenir un consensus préalable entre acteurs de la culture et d’internet. Elle a été ensuite marquée par un accord historique, signé à l’Élysée, le 23 novembre 2007, par quarante-sept organisations représentatives ou entreprises.
Depuis, elle a obtenu le soutien indéfectible de l’immense majorité des artistes français.
Je tiens à rappeler la pétition de 10 000 artistes ou techniciens français de la musique, parmi lesquels figurent Arthur H, Cabrel, Cosma, Da Silva, Dutronc, Feldman, Fersen, Fugain, Goldman, Lavoine, Obispo, Sanseverino : les plus célèbres, les plus modestes – j’y reviendrai.
Je tiens également à rappeler le soutien de 1 300 labels de musique français indépendants, et celui de dizaines de cinéastes et de comédiens français renommés : Annaud, Becker, Beineix, Canet, Carillon, Corneau, Costa-Gavras, Jaoui, Jolivet, Klapisch, Miller, Serreau, Rappeneau, Tavernier, et tant d’autres. Faut-il également rappeler le soutien de 4 000 labels de musique européens, la motion de soutien de la Guilde des réalisateurs américains de Steven Soderbergh, qui compte parmi ses membres 14 000 techniciens et quelques-uns des plus illustres metteurs en scène du cinéma américain, ou encore l’interpellation du parti socialiste lui-même par d’illustres compagnons de route de la gauche – Pierre Arditi, Juliette Greco ou Michel Piccoli ?
Il est vrai que quelques-uns sont passés de l’autre côté. Je les connais, je les respecte et je les admire, mais ils ont tort. Il suffit du reste de lire le tract qu’ils ont fait passer pour s’apercevoir qu’il est rempli de contrevérités et d’appréciations fausses.
Cette loi n’est pas celle des majors accrochées à la défense de privilèges obsolètes. Ceux qui le prétendent n’ont pas discuté avec un nombre suffisant d’artistes. Le projet du Gouvernement a reçu le soutien massif des PME de la culture, de ces indépendants qui sont les premières victimes du piratage parce que ce sont eux qui prennent les plus grands risques en soutenant les jeunes talents.
Ce projet de loi n’est pas celui des majors : c’est celui de tous les créateurs et des jeunes talents, c’est celui de l’exception culturelle française (Applaudissements sur les bancs des groupes UMP et NC. - Protestations sur les bancs des groupes SRC et GDR), qu’on doit notamment à Jack Lang, et qui a été maintenue par ses successeurs : Catherine Tasca, Catherine Trautmann et Christine Albanel, mon prédécesseur.
J’ignore si je serai un aussi bon ministre qu’eux, mais je protégerai leur héritage car il est bon.
La loi de l’exception culturelle française est celle des centaines de milliers d’acteurs des filières concernées, du technicien à l’artiste, de l’auteur au producteur, en passant par le réalisateur. À cet égard, l’exception culturelle française est devenue un exemple : comment expliquer autrement qu’aujourd'hui, dans les universités américaines, en Nouvelle-Zélande, en Irlande, en Corée du Sud et, bientôt, au Royaume-Uni, l’exemple de la loi que nous vous proposons ait déjà été adopté ?
Un dispositif complet, pédagogique et protecteur des libertés : tel est le projet de loi. La loi Création et internet contient des avancées pour le consommateur. Les films seront disponibles plus rapidement en DVD – quatre mois au lieu de six à sept mois et demi. La chronologie des médias a été signée par les principaux acteurs culturels dans mon bureau, à l’initiative de Mme Véronique Cayla, l’excellent directeur du Centre national de la cinématographie. Il n’y aura plus de verrou numérique anti-copie sur les morceaux de musique téléchargés légalement.
La loi Création et Internet est essentiellement pédagogique puisqu’elle prévoit deux recommandations avant toute sanction, comme s’il fallait recevoir deux avertissements à domicile avant de se voir retirer un point sur son permis de conduire ou verbaliser pour stationnement gênant.
La sanction n’est là que pour rendre dissuasifs les avertissements : la polémique sur la sanction confond le principal – les rappels à la loi par la HADOPI – et l’accessoire : la peine dissuasive.
La suspension de l’accès à internet est la mieux adaptée des sanctions, comme le retrait du permis de conduire ou l’interdiction du chéquier, car elle est directement en rapport avec le comportement à juguler : elle est donc pédagogique.
La pédagogie, ça marche ! Des sondages effectués en France et au Royaume-Uni en 2008 révèlent que 70 % des internautes cesseraient de pirater au premier avertissement et 90 % au second.
La loi appliquée en Suède depuis avril 2009 a permis de diminuer de 40 % le trafic sur internet et d’augmenter de 14 % la vente de disques au premier semestre et de 57 % les ventes en ligne.
Il est inutile de contester ces chiffres !
Par rapport aux autres dispositifs existants, le dispositif français garantit, de plus, la protection de la vie privée par la HADOPI. Dans les autres pays où des systèmes d’avertissement sont en place, l’internaute est aux prises directes avec les fournisseurs d’accès à internet, les maisons de disques et les studios. En France, la HADOPI s’interpose et envoie des avertissements en protégeant l’anonymat des internautes. Ce sont des magistrats, des agents publics impartiaux et indépendants qui effectueront ce travail.
Notre démarche est donc la bonne : il faut la mener jusqu’au bout. Le projet de loi permettra simplement de tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel en confiant au juge le soin de prendre la sanction, ce qui apportera encore plus de garanties au citoyen. N’est-ce pas ce que réclamait l’opposition lors du premier débat ?
Le projet de loi est trop souvent caricaturé. En réalité, il distingue les pirates eux-mêmes, les contrefacteurs, des simples abonnés : c’est contre les premiers que les tribunaux correctionnels pourront prononcer la suspension de l’accès à internet de longue durée – un an maximum –, et non contre les abonnés, que le projet de loi traite plus légèrement si, en dépit de multiples avertissements, ils font preuve de négligence caractérisée. Le juge prendra évidemment en considération tous les éléments pour apprécier cette négligence.
Nous connaissons tous l’histoire de la grand-mère qui arrose les coquelicots de son petit-fils en les trouvant très beaux, sans savoir qu’il s’agit de plants de haschich. On ne fera pas de mal à la grand-mère On lui montrera seulement qu’elle se trompe !
HADOPI simplifiera le travail de la justice. La procédure du juge unique, au lieu de trois magistrats, et des ordonnances pénales bien connues de notre droit est parfaitement respectueuse des libertés, déjà utilisée en matière de violation du code de la route.
Comme le piratage sur internet, il y a des millions de petites infractions dont le résultat final est catastrophique pour la société. On ne peut pas rouler sans permis, ni, du reste, sans régler le péage, sur ce qu’on appelait autrefois les autoroutes de l’information. C’est notre devoir d’édicter les règles du jeu et les cadres qui sont eux-mêmes créateurs de liberté. C’est notre devoir d’interdire les chauffards d’internet
La loi HADOPI protège la correspondance privée de toute incursion ou surveillance, et c’est vous qui nous avez aidés à mieux définir ce concept.
La loi HADOPI est un dispositif réaliste.
Son objectif est pédagogique : il vise le grand nombre. Il s’agit de modifier le comportement de bien des internautes afin d’appeler leur attention sur les conséquences du piratage pour les créateurs et sur les sanctions encourues. Chaque nouveau média crée une utopie sociale nouvelle. Il s’agit de la réglementer.
Évidemment, il sera toujours possible à des petits malins, à des petits génies de l’informatique, d’échapper momentanément aux sanctions en déployant un grand savoir-faire, en cryptant leurs échanges, par exemple. Du reste, certains médias ne se font pas faute, comme ce matin une grande chaîne périphérique, d’expliquer comment s’y prendre.
Je vous l’expliquerai plus tard.
Ce sera néanmoins le fait d’une infime minorité. Comme pour toutes les formes de délinquance, les techniques de détection évolueront en même temps que les techniques de dissimulation ; c’est un processus éternel qui n’a jamais dissuadé de lutter contre la délinquance.
On entend, ça et là, une rengaine selon laquelle la loi serait inapplicable.
On avait annoncé que la décision du Président de la République de supprimer la publicité sur les chaînes publiques allait entraîner leur paupérisation et favoriser les chaînes privées. Ces derniers mois ont apporté un parfait démenti à cette prédiction.
On avait aussi affirmé que l’instauration du permis à points et l’installation de radars sur les routes seraient des mesures inapplicables ; or le nombre des morts sur les routes a été divisé par deux en dix ans.
Comment peut-on s’opposer au présent texte et prétendre défendre les artistes Certains croient peut-être que je suis devenu ministre pour m’amuser ou pour je ne sais quelle gloriole personnelle.
Je suis devenu ministre de la culture et de la communication pour renforcer le soutien aux créateurs et aux artistes que j’ai défendus toute ma vie : les célèbres comme les humbles, les grands comme les petits.
Ce texte, tous les artistes et les entreprises de la culture le souhaitent, comme ils rejettent tous votre licence globale.
Comment pouvez-vous prétendre défendre les artistes en leur imposant votre volonté ? Votre licence globale est un leurre qui ne les trompe pas.
Depuis quatre ans, elle soulève les mêmes problèmes. Elle n’est une solution ni pour les créateurs ni pour les consommateurs. Elle est refusée par les associations de créateurs.
Elle soulève des problèmes juridiques : elle violerait tous les engagements internationaux de la France, notamment les grandes conventions sur les droits d’auteur. Elle soulève des problèmes pratiques : quel doit être son montant, comment la répartir ? Même ses défenseurs n’avancent pas d’idée précise.
Elle soulève un problème d’équité : on fait payer les abonnés à l’internet alors que moins de 40 % d’entre eux téléchargent les œuvres. Elle décourage les artistes dont on commence par saigner les droits, avant de les mettre sous la perfusion d’une caisse commune. Ce n’est pas cette médecine digne de Molière qui va stimuler la fécondité des artistes.
Les artistes ont toujours eu besoin d’être protégés. Je vous rappellerai une petite histoire, rapportée par Stefan Zweig, celle d’un compositeur français qui a fini sa vie dans une misère pathétique. Pourtant, il avait écrit un chant qui était sur toutes les lèvres, un chant qui est encore sur toutes les lèvres, un chant qui nous appartient et dont nous sommes fiers ; mais personne ne savait alors qui en était l’auteur : le droit d’auteur n’existait pas et le créateur ne jouissait d’aucune protection. Cet artiste s’appelait Rouget de Lisle, mort dans l’indigence ; et ce chant, c’est notre hymne national.
Cet exemple montre bien que même les artistes les plus glorieux, les plus célébrés, les plus aimés, ont besoin d’être protégés, et qu’il est toujours possible, sans le vouloir, de leur voler leur œuvre.
La licence globale ne constitue donc pas une solution pour les créateurs. Est-elle alors une solution pour les consommateurs, leur offrirait-elle l’accès à un plus grand choix de titres pour un moindre coût ? La licence globale ignore complètement que le monde a changé. Il est vrai qu’il y a quatre ans l’offre de musique restait assez pauvre et relativement chère.
Depuis, une multitude de modèles économiques se sont développés, des millions de titres sont disponibles en streaming gratuit ou en téléchargement pour une dizaine d’euros par mois. Qu’apporterait de mieux la licence globale au consommateur ?
Non seulement elle n’apporterait rien mais elle tuerait les initiatives en privant les créateurs et les entrepreneurs de leurs droits contre une pension mensuelle. Je préfère parier sur la créativité et le dynamisme de chacun.
Pour permettre à ces initiatives de devenir profitables, une condition s’impose : il convient de mettre un terme à la concurrence déloyale du piratage, c’est l’objet de ce projet de loi. La lutte contre le piratage n’est pas une fin en soi mais un préalable nécessaire, le début d’un grand mouvement de renouveau pour les créateurs, quoi que vous en pensiez.
J’ai annoncé mes intentions, lancé rapidement une concertation aussi vaste que celle qui a abouti aux accords de l’Élysée, qui associe les internautes, les créateurs, les acteurs de l’internet.
Je veux d’abord rendre l’offre culturelle légale encore plus attractive pour le public, la rendre plus diverse, moins chère, plus souple d’utilisation. Je veux ensuite que les créateurs et les entreprises soient mieux rémunérés et de façon plus équitable pour la diffusion de leurs œuvres sur les réseaux numériques. Je connais tout cela.
Je suis sûr qu’une fois que ce projet de loi sera replacé dans le contexte de ce vaste chantier, l’opinion publique comprendra mieux encore la démarche du Gouvernement.
Beaumarchais, l’inventeur de la première société de gestion des droits d’auteur avait compris que c’était par le droit de propriété et par le droit moral qui protège ses œuvres que l’artiste pourrait enfin s’affranchir de sa condition de laquais ou de courtisan. C’est ainsi qu’il a acquis son indépendance économique et par là même sa liberté de créer.
Souhaitons-nous abdiquer sur internet ce droit que nous défendons depuis des siècles ? Est-ce à la technologie de nous dicter ses règles ou à nous de lui imposer notre choix de société ?
En naviguant sur l’internet, il est vrai que nous avons un formidable sentiment de liberté, mais la liberté véritable est encadrée et garantie par la loi. L’invisibilité, comme dans le cas de Gygès, ne doit pas signifier l’impunité.
Ce sont les artistes et les créateurs qui m’accompagnent à cette tribune. Quand Édith Piaf entamait une chanson au théâtre de l’Olympia, elle citait toujours les noms des auteurs.
Souvenez-vous, elle disait Hymne à l’amour, musique : Marguerite Monnot ; Panam’ Panam’ : Contet et Glanzberg.
Comme citoyen et comme ministre de la culture et de la communication, je ne veux pas que l’on traîne dans le caniveau des pirates l’ « atmosphère, atmosphère » d’Arletty, le « c’est dégueulasse » de Jean Seberg dans À bout de souffle, la biscotte de Michel Serrault dans La cage aux folles.
Je refuse qu’Édith Piaf ait annoncé en vain le nom des artistes pour qu’on se souvienne d’eux. Je refuse que le petit poisson et le petit oiseau de Juliette Greco s’aiment en vain d’amour tendre.
Je refuse que l’on violente La Javanaise de Serge Gainsbourg et je sais que vous m’approuvez !
Voir la vidéo du discours de Frédéric Mitterrand sur le site de l'Assemblée Nationale