Madame la sénatrice,
Madame la présidente, chère Liliane BETTENCOURT,
Mesdames, Messieurs, chers amis,
Le philosophe grec ANAXAGORE affirmait que l’Homme est le plus intelligent des animaux – c’est déjà une hypothèse audacieuse – pour la bonne raison qu’il possède des mains. Mais ARISTOTE lui répondit que c’était le contraire : c’est l’intelligence de l’homme qui le rend capable de faire usage de cet outil insurpassable et premier, cet outil par excellence qu’est la main.
Quel que soit le fin mot de leur débat, que l’on ne trouvera sans doute jamais, le fait est que les Grecs, les fondateurs de notre civilisation humaniste et rationnelle avaient saisi l’importance cruciale de la main. Ils étaient sensibles, comme vous, chère Liliane, à ce que votre « Fondation BETTENCOURT-SCHUELLER » a rassemblé dans une formule que je trouve très éloquente, en créant, il y a exactement dix ans, un « Prix de l’Intelligence de la main ».
Plus qu’un paradoxe, cette idée d’une « intelligence de la main » rend bien cette impression de l’étonnante autonomie et vivacité que cet organe nous donne souvent. Je pense à ce poème de Francis PONGE où il célèbre cette indépendance apparente : « A la fois marionnette et cheval de labour, la main est l’un des animaux de l’homme »…
Surtout, l’intelligence de la main, renvoie évidemment à son extraordinaire dextérité et disponibilité pour tous les travaux les plus complexes et les plus fins qui sont à la fois le prolongement et l’annonce de notre esprit avec lequel la main se trouve toujours en « bonne intelligence »…
Depuis 10 ans donc, la Fondation BETTENCOURT-SCHUELLER a choisi de célébrer la main à travers les métiers qui lui donnent toute sa portée et sa beauté, ceux que nous appelons les métiers d’arts. Il était bien légitime que les expressions les plus abouties du travail de la main figurent parmi les nombreuses et nécessaires incitations à l’excellence artistique dont votre fondation prestigieuse nous gratifie depuis longtemps. Et de faire une place à la main et surtout aux métiers d’art, à côté d’autres domaines de la recherche, des mondes culturels, et l’action sociale et humanitaire auxquels vous apportez aussi une aide et un élan considérables.
Chaque année, depuis dix ans, vous avez fait mieux que simplement récompenser un métier différent, vous l’avez mis en lumière, et vous avez exalté d’un même mouvement une tradition, un savoir-faire et une matière, car dans ces métiers, la main est toujours en prise, au fond, avec l’élément résistant des origines. Mais cette année, vous portez plus loin encore votre exigence de générosité : et pour votre 10e anniversaire, vous décuplez le nombre des lauréats gratifiés et donc des métiers célébrés.
Ce sont des métiers dont le nom même fait rêver parce qu’il est porteur de toute une histoire et qu’il semble ciselé par des siècles d’un savoir-faire consciencieux.
Je pense à un autre poète contemporain, le Hongrois Istvan KEMENY, qui chante et invente des « forgeurs d’argent », des « créateurs de badines », et des « orfèvres d’arche »…
Parmi les lauréats sélectionnés cette année, je retrouve un artiste verrier, souffleur et tailleur de verre, cet art dont la puissance d’évocation métaphorique est très grande ; car elle renvoie elle aussi, non pas à la main, mais au premier souffle dont a été animé le premier humain.
Il y a aussi une brodeuse et créatrice textile, un céramiste, un plâtrier staffeur stucateur, une couturière mécanicienne, un coupeur gantier, un « dinandier », cet artiste du cuivre par martelage qui plonge ses racines dans le Moyen Âge et la ville de Dinant, des artisans du cuir, un fabricant de papier peint à la planche, une plumassière et un facteur de masques. La poésie de tous ces noms parle d’elle-même.
Et en même temps, tous ces métiers qui éveillent un peu de nostalgie, vous les pratiquez avec une curiosité constante et une ouverture sur les formes modernes du design. Car ces métiers qui sont le fruit et l’image même de la tradition et de la transmission, vous savez les intégrer à la grammaire des formes contemporaines. Vous en faites un trait d’union vivant et exemplaire entre le patrimoine et la création.
Ce prix rencontre aussi l’actualité la plus fraîche et arrive à point nommé aujourd’hui, au lendemain de la remise au Premier ministre du rapport sur les métiers d’art rédigé par Madame la sénatrice Catherine DUMAS, dont je tiens à saluer la présence parmi nous. Ce texte très riche a saisi l’ampleur de l’intérêt porté par le gouvernement à ce patrimoine vivant et il ne propose pas moins de 20 mesures en faveur des métiers d’art, dont le Premier ministre a d’ores et déjà souligné l’importance. Je pense notamment à la volonté ambitieuse de doubler le nombre de maîtres d’arts nommés par le ministère de la Culture, et qui sont le fleuron de vos professions. Je prendrai toute ma part dans les réflexions ministérielles que suscitera ce rapport et, en tant que ministre de la Culture attaché aux métiers d’art, dans la mise en œuvre des préconisations qui seront retenues.
Je sais à quel point, dans notre monde en crise, ces métiers que vous savez sans cesse renouveler, apparaissent comme des repères en même temps que comme des exemples, en termes de qualité, mais aussi par ce sentiment de durée dont ils sont l’incarnation, tant par les objets créés que par la pérennité même des métiers. C’est pour toutes ces raisons qu’ils ont contribué à faire de la culture l’un des domaines qui a le mieux résisté aux houles économiques de l’année précédente. Car ils symbolisent des richesses durables et stables, rien de volatil – et le travail ciselé de notre « plumassière » ne fait pas exception… De plus en plus, vous le savez, la richesse d’un pays dépendra de sa capacité à développer des savoir-faire uniques au monde. Je crois que, comme on parle d’une « économie de la connaissance », il existe une « économie des savoir-faire ».
Le grand critique d’art John RUSKIN : « L’art est beau quand la main, la tête et le cœur travaillent ensemble ». Chère Liliane BETTENCOURT, mesdames et messieurs les lauréats, parce que vous répondez à cette exigence, vous serez un peu les éclaireurs de cette « nouvelle économie des savoir-faire » et vous profiterez ainsi de l’occasion que l’histoire récente vous a donnée de reprendre la main.