A partir des termes « Pression anthropique », « zone anoxique » et « continent de plastique » issus des 225 mots du Vocabulaire des océans, réunis par la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) du ministère de la Culture, la plasticienne Douce Mirabaud livre une réflexion aussi puissante que révoltée devant « la tragédie sourde », selon ses propres mots, de la fragilité des mondes marins. Les termes de ce recueil, appartenant souvent au registre scientifique, interrogent l’artiste sur le rôle du langage mais aussi celui de la culture à travers ses créations multiformes qui lui permettent aujourd’hui, après dix années dans le land’art, d’appréhender le paysage autrement.
Artiste pluridisciplinaire, Douce Mirabaud s’intéresse à des enjeux écologiques précis. Pour ce faire, elle noue une relation plus fine avec la nature par des moyens de représentations esthétiques telles que la photographie, l’écriture et la performance. Témoin des changements de l’environnement et de sa grande fragilité, Douce Mirabaud incarne avec création et passion les mots de la pollution et de la dégradation des milieux marins réunis dans le Vocabulaire des océans.
« Pression anthropique », « zone anoxique », « continent de plastique », ces trois expressions désignent l’impact des activités humaines sur le milieu naturel. Comment penser ces termes ?
Les deux derniers mots incarnent le premier. Les espaces sont saturés et sur terre, nous sommes déjà en apnée, le souffle suspendu aux crises multiples. De la privation jusqu’à l’étouffement : une zone anoxique réduit les espaces vitaux. Et si les temps géologiques sont plus puissants que nous, nous parvenons à les fragiliser, à les détourner de leur longévité. La quintessence de la technologie se conjugue avec le définitif, l’irréversible, le point de non-retour. La vulnérabilité des milieux marins rend la tragédie plus sourde. Il est plus difficile de faire l’expérience directe de cet espace atrophié, combien sommes-nous à vivre sur les continents face à ceux qui investissent les milieux marins ?
Comment ressentez-vous ou imaginez-vous leur signification dans les milieux marins ?
Si je peux voir des images, entendre la parole des scientifiques, comprendre les écologistes je ne peux pas ressentir directement l'étouffement par un processus chimique de putréfaction et d'obstruction. Si je peux voir des images, entendre la parole des scientifiques, comprendre les écologistes je ne peux pas ressentir directement l'étouffement par un processus chimique de putréfaction et d'obstruction. Alors personnellement, la violence de la situation est plus terrible.
Je peux mesurer par mes sens la désolation des sols surexploités, mais je ne peux pas ressentir le manque d’oxygène au sens physique et littéral. Je l’imagine et je plonge dans l’infra-vie des milieux marins comme murmure d’une survie possible. Écho, battements, perturbation aphone. Les origines profondes prononcent des métamorphoses. Nous sommes à l’intérieur de ces millions d’années, c’est le temps de l’incarnation des multitudes des formes de vie naissante, je regarde au-dessus en-dessous : ruissellement mélange et fusion.
Je pense à L.U.C.A, aux propriétés physico-chimiques, aux plaques tectoniques, aux espaces-temps incompressibles. Sous le corps, l’océan, sous l’océan, la force. Et la question d’y être, l’idiotie et la cervelle sous le cran de la démesure. Et les zones anoxiques, les vortex de plastiques parlent bien de bout, de fond, de seuils franchis et de limites planétaires déjà bien atteintes : sur quel degré de cohérence, les sociétés humaines endossent-elles cette responsabilité ? L’héroïsme côtoie le monstrueux, le désastre pullule et nos yeux forment des bouches-bée incomplètes. Je ne peux pas prolonger autrement l’état anoxique des zones sous-marines comme le début de notre propre étranglement.
Que vous inspirent ces mots en tant qu’artiste de la nature, de l’environnement et des espaces ?
Je suis artiste. A mon échelle, j'interroge les traces que je laisse derrière moi. J’ai pratiqué le land art pendant dix années et aujourd’hui je réoriente ma pratique en m’invisibilisant dans le paysage. Il est question de geste réparateur plutôt que de représentation scénographique du paysage. La dimension sculpturale se contraint à celle de l’atelier, sans doute pour espérer, par le retrait collectif de nos présences, des zones de réensauvagement possibles.
Exploiter les milieux pour se faire propulser aux bords du monde, créer une vie en devenir inaccessible sous la chape des degrés en plus.
En un jeu d’appropriation, l’espèce humaine sabre des espèces vivantes, condamne en même temps le milieu marin dans lesquelles elles vivent ; nos présences trop fortes écrasent le bruissement des autres. C'est le crépitement sinistre d'un assèchement dominant. Face à cette démesure ascendante, je ne peux que me tourner vers les puissances du minuscule, m'intéressant également à tous ceux qui agissent en vertu d’une amélioration locale quel que soit le milieu environnemental.
Que pensez-vous de ce Vocabulaire des océans, de cette démarche de sensibilisation et d’alerte sur l’état de l’océan par les mots ?
Se relier par le décloisonnement des savoirs permet d'approfondir les interprétations du sensible. Scientifique et artiste doivent sillonner ensemble pour réinventer les représentations des mondes invisibles. Des projets de concert pour circonscrire un langage commun, pour que les mots imbriqués dans la matière impriment en nos corps l'expression même de leur sens. Peut-être alors que le langage du corps éclairera notre conscience et affinera notre perception de la fragilité des mondes.
Soutenue par la DRAC Occitanie, Douce Mirabaud a été sollicitée pour une résidence d’artiste plasticienne dans le cadre du programme Résidences vertes du ministère de la Culture, lancées en 2023.
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