Comment concilier le temps long et l’aménagement urbanistique ? Cette question est au cœur de l’action de « La preuve par 7 », collectif d’urbanistes et d’architectes créé par Patrick Bouchain, Grand Prix de l'urbanisme en 2019. La démarche, portée par l’association Notre Atelier Commun et soutenue par le ministère de la Culture, promeut le « permis de faire », c’est-à-dire la mise en place d’un cadre d’expérimentation, sur un terrain donné, en amont de la commande publique en architecture, en urbanisme et en paysagisme.
Cette méthode comprend la mise en place d’une programmation ouverte réfléchie avec les habitants pour coller au maximum à leurs besoins comme l'explique Sophie Ricard, co-directrice de La preuve par 7. Une grande part est également donnée à la réhabilitation, thème au cœur des Journées nationales de l'architecture qui se déroulent partout en France du 18 au 20 octobre avec « Nouvelles vies des bâtiments et nouvelles pratiques de l'architecture ».
Comment est née La preuve par 7 ?
La preuve par 7 est née en 2019 de la volonté de Patrick Bouchain qui avait une idée claire : expérimenter sur le terrain le « permis de faire ». Nous avons mis en place des permanences architecturales et mené des programmations ouvertes, deux leviers qui peuvent faire leurs preuves peu importe les échelles des projets sur plusieurs territoires en France hexagonale et en outre-mer. Nous avons choisi sept terrains d'expérimentation à des échelles très disparates. Il y a par exemple un ancien collège jésuite vacant en plein cœur de Billom (Auvergne-Rhône-Alpes), une ville de 5 000 habitants, le centre bourg de la petite commune de Pérignat-ès-Allier (Auvergne-Rhône-Alpes), une ancienne gare désaffectée dans la ville moyenne de Lunel (Occitanie), l'ancienne Halle des Grésillons à Gennevilliers (Île-de-France), ou encore la préfiguration de la construction d’un lycée d’excellence à Bagneux (Île-de-France).
Ces projets ont permis de nouer des partenariats forts avec des élus locaux, des opérateurs et les populations à partir d’une architecture vacante ou d’un besoin d’aménagement pour écrire une commande publique débattue démocratiquement sur le terrain, singulière, issue des ressources, besoins et savoir-faire locaux. Nous sommes dans notre dernière année de convention et nous avons remarqué que ces sept projets en ont accompagné plein d'autres, ont irrigué certaines politiques publiques locales et créé des coopérations inédites entre acteurs d’un territoire. Ces expérimentations essaiment ailleurs parce qu’elles ont réussi à démontrer qu'en étant plus ancrées sur le territoire, en mettant à l’épreuve de suite ces sites de projets par l’expérimentation sociale et en faisant appel à la capacité d’agir des populations locales, elles répondent à un besoin juste et ancré et sont capables de réinventer nos modes d’habiter et de vivre dans nos territoires.
Vous avez mené à titre personnel deux projets à Boulogne-sur-Mer et Rennes. Que retenez-vous de ces deux expériences ?
J’ai fait ma première permanence architecturale à Boulogne-sur-Mer où j'ai habité pendant trois ans dans une petite rue composée de logements sociaux insalubres à réhabiliter avec la participation active de la population. Avec Patrick Bouchain, nous nous sommes dit que pour y parvenir, il nous fallait absolument habiter sur place et travailler sur l’appropriation du logement social. Nous avons fait en sorte que les habitants puissent retrouver un emploi par cette commande publique. Certains ont pu être payés et rénover leur logement social et celui de leurs voisins. Avec le petit budget dont nous disposions, j’ai travaillé à des opérations qui correspondaient à chaque foyer. Il n’y a pas eu d’uniformisation : il y a eu 60 projets pour 60 maisons, chacun correspondant à une façon d'habiter. Mais cela demande à l'architecte d'être sur le terrain pendant un temps long pour retrouver une agilité dans la mise en œuvre de la commande et son appropriation par les populations.
À Boulogne-sur-Mer, nous étions dans l'urgence sociale et la réparation, nous avons réussi à ne pas démolir cette rue et à travailler sur l’appropriation d’une rénovation du logement social par ses habitants et sans opérations tiroirs. Cependant, la problématique de la santé des populations en grande précarité n’a pas été résolue. C’est pourquoi, en arrivant à Rennes, nous nous sommes dit qu’il fallait tout de suite travailler sur la prévention, en allant chercher les institutions sociales de la santé et du soin, qui généralement ne viennent pas sur des sujets d’aménagement. L’idée était de travailler sur ces grands sujets de société à partir de nos sites patrimoniaux vacants et à partir de la méthode de la programmation ouverte pour réinventer nos lieux du soin, de prévention et d’invention de nouvelles manières d’agir.
Au lieu de partir bille en tête avec un programme ficelé à faire rentrer au chausse-pied dans un bâtiment vacant – en l’occurrence, à l’Hôtel Pasteur, ancienne faculté de sciences – qui n'a pas été conçu pour ça il y a plus de cent ans, qui coutera cher à l'arrivée et dont on ne sait pas si le besoin est vraiment d'utilité sociale aujourd’hui, nous avons décidé de travailler sur l’appropriation citoyenne et collective par l’ouverture de ce lieu au public pour penser son usage futur. Nous avons monté ce que l’on appelait à l'époque l'université foraine, comme une école des situations, et c'est de là qu'est née la méthode de la programmation ouverte, en mettant à l’épreuve nos patrimoines vacants par l’usage et en réalisant ce que l’on appelle aujourd’hui une « étude de faisabilité en actes », sur le terrain même du projet avec la permanence architecturale à la barre de l’écriture de la commande.
En quoi ce projet rennais est-il symbolique de la place que vous accordez à la culture dans tous ces projets d'aménagement ?
Quand on habite un territoire, que l’on soit boulanger, médecin ou migrant qui arrive sur le territoire et qui apprend la langue française, on a chacun un savoir-faire qui doit absolument être capté pour être inséré dans la société. C’est la culture au sens très large : se dire que tout le monde a sa place dans l'écriture d'un projet urbain ou rural. Pour moi il n’y a pas une culture au sens « culturelle et artistique », mais des cultures issues d’une diversité culturelle au sens des droits culturels ou chacun peut être partie prenante de la vie de la cité avec sa propre histoire et ses propres symboliques.
À Rennes, nous avons mené cinq années de programmations ouvertes sur le site de l’Hôtel Pasteur où artistes, soignants, populations en grande précarité, éducateurs sportifs, universitaires se sont croisés pour expérimenter un projet qu’ils ne pouvaient faire ailleurs et réinventer leur pratique. L’Hôtel Pasteur était un équipement qui n'était pas encore étiqueté et qui justement permettait l'expérimentation et la rencontre dans tous ces domaines dans une architecture majestueuse en plein cœur de ville.
Avec la méthode de la permanence architecturale, en ouvrant les lieux aux besoins et aux envies de la population, en mettant ces lieux à l'épreuve des usagers et besoins contemporains, on peut réinventer une nouvelle histoire pour le devenir de ce site et donc inspirer une nouvelle culture commune autour de sa transformation. On n’efface pas le passé mais on en reprend possession pour le réinventer à partir de ce qu’il nous a transmis et au vu des besoins et savoir-faire d’un territoire. Cette méthode a abouti à un lieu ouvert à tout le monde, la pièce en plus dans une métropole où beaucoup d’équipements existent déjà mais là est né le besoin d’un espace ouvert, gratuit, mis à disposition de l’appropriation des initiatives et des inventivités sociales qui correspondent à un réel besoin territorial et dont la gestion est assurée par la société civile de manière collégiale et contributive.
En parallèle du dispositif de la Preuve par 7, vous avez créé l'École du terrain, une plateforme qui documente très précisément les projets et les démarches qui expérimentent. À qui est destinée cette somme d'informations ?
Nous avons créé ce centre de ressources en parallèle pour justement valoriser les acteurs qui expérimentent, documenter les nouvelles pratiques et les projets qui ont lieu sur le territoire national en matière d’architecture, d’urbanisme et de paysage. On va sur le terrain, on rencontre les acteurs, les élus, les opérateurs, la population et on essaye de retranscrire ces rencontres par le récit et par des documents techniques et juridiques de ces opérations qui ont fait leur preuves et qui mettent en œuvre ce que l’on appelle un « urbanisme vivrier » du lien et du soin ancré dans son territoire et ses ressources locales. Toutes ces ressources sont misent en open source afin de démocratiser ces nouvelles manières de faire, de les rendre lisibles et visibles et que d’autres puissent s’en emparer.
Cette plateforme est collégiale et contributive, et grâce à elle, on vient documenter des projets qui mettent en œuvre cette nouvelle forme d'urbanisme avec la mise en place sur le terrain et en amont de l’écriture de la commande, des permanences architecturales et des programmations ouvertes. L'idée est de créer un mouvement pour transmettre aux écoles, aux étudiants, aux opérateurs, aux élus, aux techniciens mais aussi aux maitrises d’ouvrage habitantes et que tout cela puisse continuer de faire école pour renouveler la commande publique.
Vous avez une formation d’architecte. Comment prend-il sa place dans tout ce processus ?
Le temps des grands architectes qui arrivent sur un territoire et peuvent se doter d’un « grand geste architectural » en bout de chaine de la commande est révolu. Aujourd'hui, on a un trop-plein de zones commerciales en pertes de vitesse, de hangars agricoles sans usages, de grands ensembles à réparer, de bourgs ruraux dévitalisés, qu'il faut absolument réinventer à partir de cette ressource existante. A l’heure de la transition écologique, et de la crise démocratique que nous traversons, nous n’avons plus le choix.
Depuis l’obtention de mon diplôme, je ne travaille que sur de la réhabilitation de friches ou d’espaces vacants car réhabiliter, c'est partir d'une histoire existante et de ressources qui composent un territoire et avoir la chance et l’opportunité de réinventer et redonner une valeur à nos patrimoines vacants pour qu'ils répondent à un besoin plus contemporain et local et qu’ils puissent traiter d’un sujet de société. Pour cela, nous avons besoin des architectes qui accompagnent dès le départ et en amont de la commande les maitres d’ouvrages pour repenser sur le terrain l'habitabilité de ces formes existantes.
Partager la page