Otto Dix, Emil Nolde, Paul Klee ou encore Max Beckmann… tous ont en commun d’avoir été victimes, dans les années 30, du régime nazi qui a procédé à une purge méthodique d’œuvres d’art modernistes. Leur but ? La stigmatisation d’un art dit « dégénéré », dont la spécificité est de ne pas souscrire aux codes esthétiques des idéologues du nazisme. C’est cette problématique historique que présente l’exposition du Musée national Picasso-Paris : « L’art « dégénéré ». Le procès de l’art moderne sous le nazisme », jusqu’au 25 mai.
Cette exposition est la première du genre sur le sujet en France. « Le public français est sans doute moins familier de ces questions que le public allemand, estime Johan Popelard, co-commissaire de l’exposition, conservateur du patrimoine et chef du département de la conservation et des collections au Musée national Picasso-Paris. Il était donc important pour nous de faire cette exposition et de voir comment Picasso s’inscrivait dans cette histoire. » Grande figure archétypale de l’art moderne, l’artiste a en effet été victime de cette purge puisque certaines de ses œuvres ont été confisquées à des musées allemands et revendues dans un but lucratif par le régime nazi.
Outre Picasso, l’exposition réunit plus d’une trentaine d’artistes représentant toutes les tendances de la modernité artistique, depuis la fin du XIXe siècle avec des figures pionnières comme Van Gogh jusqu’aux années 30 avec des artistes allemands ou qui ont travaillé en Allemagne comme Vassily Kandinsky, Ernst Ludwig Kirchner ou Marc Chagall. Elle met également en évidence d’autres figures moins connues comme Ernst Barlach, grande figure de la sculpture allemande des années 10 à 30 ou encore Jankel Adler.
Bannissement des artistes modernes
Cette expression d’« art dégénéré » est née au XIXe siècle, au départ dans le domaine scientifique. « Il signifie l’écart, la déviance par rapport au destin de la race », résume Johan Popelard. Il a été ensuite repris par les idéologues nazis pour l’art et utilisé pendant plus de dix ans, de l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler en 1933 à la fin de la seconde guerre mondiale en 1945, pour volontairement disqualifier les artistes modernes. « Pour les idéologues, l’art moderne réunissait tous les ferments d’une sorte de maladie sociale avec laquelle ils voulaient rompre. Ils lui reprochaient une sorte d’amoralité, de brouillage des structures morales familiales traditionnelles et d’être un art manipulé par les marchands et galeries dominés par un complot juif. »
A cet art dégénéré s’oppose un projet politique et esthétique de régénération de l’art allemand. « Cette politique emprunte beaucoup au modèle grec puisque, dans la vision historique des nazis, la race allemande descend des grecs. Il s’agit de remettre le destin esthétique de l’Allemagne sur les rails d’une sorte de classicisme grec, mais sous une forme boursouflée ou kitsch. »
Au-delà de la confiscation des œuvres, cette époque est celle du bannissement des artistes. Les écoles du Bauhaus sont fermées, des artistes sont limogés de leur poste d’enseignant comme Otto Dix, ou contraints de quitter l’Allemagne ; Kandinsky rejoint la France, Paul Klee la Suisse... « D’autres restent en Allemagne mais avec une capacité de travail diminuée puisqu’ils sont empêchés d’enseigner, d’exposer et de travailler », poursuit Johan Popelard. Enfin cette politique concerne également les directeurs de musées qui avaient acquis et défendu l’art moderne. Au total, au cours de cette campagne, plus de 1 400 artistes voient leur travail menacé.
20 000 œuvres perdues, détruites ou revendues
Point culminant de cette mise en disgrâce de l’art moderne : l’exposition de propagande « Entartete Kunst » (Art dégénéré), organisée en 1937 à Munich, pendant laquelle plus de 600 œuvres d’une centaine d’artistes sont présentées. Elles ont été confisquées dans les collections publiques allemandes. « Cette exposition, que l’on pourrait qualifier d’exhibition de propagande, visait à ridiculiser l’art moderne en le présentant comme un art dégénéré. D’ailleurs, toute la scénographie visait cet objectif de disqualification avec des tableaux mal accrochés, les uns à côté des autres, et entourés de slogans haineux qui venaient démasquer la menace et l’escroquerie de l’art moderne », souligne Johan Popelard. Le Musée national Picasso-Paris revient sur cet événement en réunissant certaines de ces peintures et sculptures, en plus de celles d’autres d’artistes juifs violemment attaqués (Ludwig Meidner, Hanns Katz, Otto Freundlich).
Au total, près de 20 000 œuvres ont été détruites, perdues ou revendues dans un but lucratif par le régime nazi pendant cette période. Le travail de recherche se poursuit aujourd’hui et a déjà permis de retrouver la trace de certaines, comme ces seize fragments de sculptures déterrés lors de fouilles archéologiques à Berlin, issus de la collection Gurlitt qui a été cachée et récupérée au début des années 2010. Ces fragments sont présentés dans l’exposition. « Les musées et universitaires sont au travail pour retracer le parcours de ces œuvres et les retrouver, conclut Johan Popelard. Mais il demeure une part irrémédiable de pertes, d’œuvres fantômes qui ont disparu ou qui ont été détruites pour toujours. »
Un plan pour la liberté de création
En décembre dernier, la ministre de la Culture Rachida Dati a annoncé, face à la montée des cas d’atteintes à la liberté de création artistique (empêchement d’accès des publics aux œuvres, déprogrammations, actes de vandalisme, menaces et cyberharcèlement contre des artistes…) un plan pour la liberté de création et de diffusion artistiques afin de lutter contre toute forme de censure et pour réaffirmer son soutien aux artistes. « L’art, c’est la liberté. S’il est attaqué, ce n’est pas uniquement la liberté de l’artiste qui est en jeu mais bien la nôtre, celle de toutes les Françaises et de tous les Français », a déclaré Rachida Dati.
Ce plan se décline en trois axes : structurer la remontée des atteintes aux libertés de création, de diffusion et de programmation artistiques, mieux informer les artistes et les professionnels et impliquer l’ensemble des parties prenantes pour que le respect de la liberté de création soit un enjeu compris et partagé dans l’ensemble de notre société. Trois mesures vont être mises en place cette année, à commencer par la nomination, en mars dernier, de Juliette Mant au poste de Haute Fonctionnaire pour la liberté de création dont le rôle est de coordonner les actions politiques dans ce domaine. Ensuite par la mise en place de référents pour la liberté de création dans chacune des Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) pour un meilleur maillage territorial. Enfin par la création d’un comité de coordination des structures culturelles françaises de soutien aux artistes en exil afin de mieux accueillir les créateurs étrangers en danger.
Partager la page