C’est un événement qui se produit une fois tous les quatre ans, et qui n’a pas eu lieu en France depuis 1989. Le Congrès du Comité International d’Histoire de l’Art (CIHA) se déroulera du 23 au 28 juin prochain à Lyon. Pendant six jours, il va réunir des professionnels du monde de l’art autour du thème de la matière et de la matérialité. Cet événement parrainé et soutenu par le ministère de la Culture - par la direction générale des patrimoines et de l'architecture - est organisé sous l’égide du Comité français d’histoire de l’art (CFHA) – une association professionnelle qui réunit des historiens de l'art de toute la France – en partenariat avec l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), l’Université Lumière Lyon 2 et le Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes.
Plus d’un millier d’intervenants sont attendus pour les 93 sessions prévues lors du Congrès et présidées par des binômes de spécialistes de plus de 60 pays. Plusieurs scientifiques reconnus sont attendus comme Monika Wagner, Gabriela Siracusano ou Georges Didi-Huberman mais aussi des jeunes docteurs, des personnels de musées, du domaine de la restauration ou des universitaires. L’événement sera lancé le 23 juin par un grand témoin prestigieux, le grand écrivain turc Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature.
Entretien avec France Nerlich, préfiguratrice du Centre de ressources et de recherche Daniel Marchesseau du Musée d'Orsay, l’un des membres du comité scientifique du Congrès avec Judith Kagan, conservatrice générale du patrimoine au ministère de la Culture, Sophie Raux et Laurent Baridon, professeurs à l'Université Lyon 2.
Trente-cinq ans après sa dernière édition en France, en 1989 à Strasbourg, le congrès du CIHA revient à Lyon du 23 au 28 juin. Dans quel état d’esprit avez-vous organisé ces six jours de conférences ?
Cet événement a été créé à Vienne en 1873, en parallèle à l’exposition internationale qui s’y tenait cette année-là. Le contexte était encore marqué par le traumatisme de la guerre franco-prussienne de 1870. Il fallait à ce moment-là consolider le dialogue entre spécialistes, historiens et experts internationaux de l’art et du patrimoine. Cette nécessité d'échanger sur l'actualité scientifique et intellectuelle reste toujours vivace aujourd’hui.
Le précédent Congrès, qui a eu lieu à Sao Paulo en 2022 dans un contexte de crise sanitaire internationale, s’est tenu de manière hybride, la fois en présentiel et à distance. Cette année, nous avons tenu à ce que les gens puissent se retrouver physiquement pour partager du temps ensemble. Ce qui compte dans ces congrès, c’est évidemment ce qui se passe dans les sessions mais aussi ce qui se passe autour, les dialogues informels, les rencontres fortuites, les découvertes et les retrouvailles. C'est de là que peuvent naître beaucoup d'idées, de collaborations, d'invitations et de projets…
Près de 70 nationalités seront représentées. Comment avez-vous construit le programme ?
Le Congrès du CIHA est le seul congrès où, sur une thématique donnée, vous avez un spécialiste qui vient de Taïwan, un autre de New Delhi, de Buenos Aires ou de Washington. Ils ont parcouru des dizaines de milliers de kilomètres pour pouvoir discuter ensemble, ce qui est quand même assez unique. Au moment où nous avons lancé l'appel à sessions, nous avons insisté pour qu’il y ait des binômes voire trinômes de présidents de sessions de nationalités différentes, si possible avec un francophone pour faciliter les échanges avec le public. Il s’agit d’une tradition des congrès du CIHA d’organiser des sessions avec des présidents en binôme, dont l’un ou l’une venant du pays hôte : l’un des objectifs de cette approche est de renforcer le maillage entre les collègues internationaux et les collègues du pays qui reçoit.
Il y a une vraie volonté de pluridisciplinarité avec par exemple, en invité de la cérémonie d'ouverture, le prix Nobel de littérature Orhan Pamuk…
Nous voulions mettre à l’honneur de grandes voix de l'histoire de l'art mais aussi, pour l'ouverture, quelqu'un qui, dans son travail, a réfléchi à la question de la matérialité depuis un champ de la création. Dans ses textes littéraires, Orhan Pamuk parle de la question de la mémoire à travers les objets conservés, du subjectif collectif et des travers idéologiques. Cette dimension poétique et politique dans son travail nous paraissait très intéressante. Cela nous semblait nécessaire de faire un pas de côté, ce qui nous permettait de ne pas nous placer dans un camp méthodologique ou dans un autre, mais de donner la voix à quelqu'un qui peut tous nous inspirer.
Nous avons également invité des artistes comme Sheela Gowda dont le travail est très marqué par la réflexion sur la matière, ou Jefferson Pinder, qui travaille avec des objets très divers et qui fait de son corps la matière même de ses performances avec tout ce qui a trait à la culture populaire et matérielle actuelle.
Parmi les temps forts, nous allons aussi avoir la possibilité de réactiver un dîner-performance de Daniel Spoerri grâce à une collaboration avec le Centre national des arts plastiques (Cnap) qui a fait l'acquisition des protocoles de huit d’entre eux. À l'occasion du Congrès, nous allons mettre en œuvre l’un de ces protocoles et documenter cette performance pour qu’elle puisse servir la recherche en cours au Cnap et en même temps nous donner l’occasion de faire cette expérience sensible collectivement. Ce dîner-performance qui porte le titre « Un coup de dé jamais n'abolira le hasard » d’après le poème de Mallarmé, va être réalisé par le chef étoilé lyonnais Jérémie Galvan au Musée d'art contemporain. C’est une grande chance pour nous qu’il ait été prêt à se plier aux règles strictes et subversives de Daniel Spoerri.
Le thème choisi est celui de la matière et de la matérialité. En quoi est-il pertinent et fédérateur ?
L’intérêt pour la matérialité a connu un tournant il y a quelques années que l’on a coutume d’appeler le material turn. Après une période très marquée par la théorie, la question de la composition et de la transformation d’une œuvre, de la trajectoire biographique et de la préservation des objets s'est posée. Il y a eu un réel regain d'intérêt pour cette thématique et c’était le bon moment pour faire un bilan de nos travaux sur ce thème. On constate qu'aujourd'hui il y a un besoin de rapprocher les sciences expérimentales de l'histoire de l'art. L’analyse physico-chimique de l'histoire de l'art est un des grands champs de la Fondation des sciences du patrimoine qui encourage les travaux interdisciplinaires sur ce sujet.
Ce sujet répond aussi à des enjeux actuels très forts comme celui de la durabilité de l'art, des ressources que mobilise l'art dans sa production à travers le temps et de ce que nous raconte cette matérialité sur la géopolitique du monde dans la durée. Cela concerne aussi une réflexion sur le changement climatique et sur la façon dont on va pouvoir continuer à préserver les œuvres à l’avenir.
Nous avons travaillé au texte de l’appel à sessions avec un comité scientifique international. L’idée était de pouvoir s’adresser à la communauté scientifique internationale dans toute sa diversité. Les discussions ont été passionnantes : elles nous ont par exemple confrontés au fait que ces deux termes ne se traduisent pas dans toutes les langues, notamment en chinois et en arabe. Evidemment, l'histoire de l'art est une discipline née en Europe, avec des terminologies et des concepts qu’il faut mettre à l’épreuve d’autres rapports et concepts d’art, de perceptions de matière et de matérialités plurielles. Le Congrès du CIHA en invitant les chercheurs de différentes régions du monde permet aussi d’aborder ce type de discussions terminologiques et conceptuelles, et ainsi de véritablement enrichir la réflexion commune et de créer des terrains communs.
Le Congrès ne se passe pas que dans les salles de conférence puisque de nombreuses autres initiatives sont prévues sur le salon et dans l’ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes. En quoi sont-elles complémentaires des conférences ?
Le Congrès mobilise en effet toute la région car l'idée est que les historiens et historiennes de l’art ne viennent pas juste pour faire leur propre conférence mais que ce soit un moment de dialogue et de découverte prolongé. Les musées de la ville de Lyon et d’Auvergne Rhône-Alpes se sont donc mobilisés pour organiser des visites et des rencontres. La gratuité a été accordée pour tous les congressistes dans les musées de la ville, un temps est même prévu au musée des Beaux-arts avec une grande conférence de Pierre Rosenberg et des présentations par les restaurateurs de leur travail récent sur les œuvres des collections. Le musée des Moulages organise un atelier-session autour de la restauration récente de la Porte du Paradis de Ghiberti, une autre session se tiendra au musée Gadagne, etc.
Le dernier jour du Congrès sera quant à lui réservé aux excursions. Il s’agit de moments professionnels privilégiés sur différents sites emblématiques de la région, comme au Puy-en-Velay, à Grenoble ou au couvent Sainte-Marie de La Tourette. C'est une opportunité incroyable que de pouvoir amener des collègues du monde entier voir ces lieux. Certains collectionneurs vont également ouvrir leurs portes, ce qui est assez exceptionnel. Ces rencontres sur site qui mobilisent des acteurs du patrimoine vont avoir des répercussions certaines et marqueront les participants durablement. Cette convivialité académique permet de créer du lien et du réseau. Enfin beaucoup d'étudiants de l’Université de Lyon, mais aussi d’autres universités françaises vont être mobilisés pendant le congrès. Cet événement va être extrêmement enrichissant pour eux et nous sommes très heureux qu’ils puissent profiter de cet événement unique.
En parallèle de l’événement, le Salon du livre, ouvert au public, accueillera une trentaine d'éditeurs en partenariat avec L'œil cacodylate, une librairie indépendante lyonnais spécialisée en histoire de l'art. On ne dira jamais assez l’importance du monde de l’édition comme moyen de transmettre l’histoire de l’art. Ce Salon du livre réunira beaucoup d'auteurs pour un intense programme de présentations d'ouvrages, des signatures ou des débats. Nous avons aussi organisé des workshops pour les éditeurs de revues aussi bien du Ghana que d'Argentine, du Brésil, ou de Chine qui viendront discuter des enjeux aujourd'hui d'éditer des revues d’histoire de l’art.
Des aides pour aider les chercheurs du monde entier à venir
Face à la situation économique actuelle et pour éviter de créer un fossé entre les chercheurs qui peuvent venir et les autres, les organisateurs ont trouvé des bourses de mobilité avec des fondations, mécènes et organismes publics. « Nous avons finalement levé près de 280 000 € pour une centaine de dossiers pour pouvoir aider des collègues actuellement confrontés à des situations de crise économiques ou politiques afin qu’ils puissent assister au congrès. C’était un engagement très important pour nous et nous sommes très reconnaissants aux nombreuses fondations qui ont soutenus nos collègues », explique France Nerlich. Une aide a été également apportée pour les demandes de visa, compliquées pour certains chercheurs, notamment africains. « Le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères qui a soutenu un certain nombre de ces intervenants nous a beaucoup aidés sur ce point. »
Partager la page