S'il fallait démontrer par l'exemple que les sciences sont inscrites dans la société et qu'elles nous apportent des savoirs précieux, il suffirait de faire appel au chantier de Notre-Dame de Paris. Dès le lendemain de l’incendie, en effet, se posaient des questions précises exigeant des réponses rapides que seules des investigations scientifiques pouvaient fournir. La structure de la cathédrale a-t-elle été endommagée ? Va-t-elle tenir ? Quel est le degré d’altération des pierres ?
Ces questions n’ont cessé d’en appeler d’autres, moins directement liées aux impératifs du chantier de restauration mais tout aussi importantes pour la connaissance de l’édifice. Nos choix de restauration vont-ils modifier l’acoustique de l’édifice ? Comment les artisans du Moyen-Âge ont-ils construit la charpente ? D’où les matériaux provenaient-ils ? Dans quel ordre et selon quelle chronologie les différentes parties de la cathédrale ont-elles été construites ? Quelles informations environnementales et climatiques les bois calcinés recèlent-ils ? Quelles perceptions notre société a-t-elle de ce drame ?
On le voit, ce foisonnement de questions appelait un chantier à lui tout seul : un « chantier scientifique de Notre-Dame » parallèle au chantier de restauration, qui allait produire aussi un nombre fantastique de données dans tous les domaines liés à l’histoire, à la conservation et à la mise en valeur du patrimoine. Le ministère de la Culture a organisé ce chantier scientifique, en partenariat avec le Centre national de la recherche scientifique. Côté CNRS, Philippe Dillmann et Martine Regert en ont été les coordinateurs, avec, côté ministère de la Culture, Aline Magnien (en 2019 directrice du Laboratoire de recherche des monuments historiques) et Pascal Liévaux (Délégué adjoint à la Recherche, Direction générale du patrimoine).
Pascal Liévaux revient sur l’aventure humaine incroyable des chercheurs et des différents groupes de travail du chantier scientifique.
Parmi toutes les singularités du chantier de Notre-Dame figure l’engagement extraordinaire des chercheurs. Comment s’est fédéré ce foisonnement d’initiatives ?
Après l’incendie, des chercheurs de tous les horizons scientifiques ont manifesté leur désir d’étudier la cathédrale. Au ministère de la Culture, avec le CNRS, nous avons pris rapidement la décision de les soutenir dans le cadre d’un chantier scientifique : un ensemble de programmes de recherche liés au chantier de restauration de Notre-Dame de Paris.
Le chantier scientifique tire un parti instructif de la catastrophe. Il permet de considérer les gravats, par exemple, non comme des déchets mais comme des vestiges contenant des quantités d’informations à collecter. Certaines parties de l’édifice ayant été rendues accessibles par le sinistre, les chercheurs peuvent en interroger les matériaux, son architecture, les techniques de sa construction, ses différentes phases, sa décoration. L’analyse des restes calcinés de la charpente donne des informations sur les forêts et le climat médiévaux, les relevés acoustiques de la cathédrale permettent de comprendre son identité sonore, et les phénomènes anthropologiques induits par l’événement sont riches d’enseignements.
Enfin, le chantier scientifique instaure un dialogue utile entre les chercheurs et les intervenants du chantier de restauration.
Neuf groupes de travail et plus de 170 scientifiques venant de nombreuses institutions ont collaboré pour mener ces recherches. Le détail en est exposé dans un ouvrage passionnant publié par le CNRS et le ministère de la Culture. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ces travaux ?
On peut tenter de relever quelques traits saillants dans chaque groupe.
Le groupe « Structure » réunit des ingénieurs spécialisés. Sujet majeur, puisque la cathédrale a été déstabilisée par la perte de son toit. Dégradées, en certains points transpercées, et surtout à portée de main le temps du chantier, les voûtes de Notre-Dame se sont offertes sous un angle radicalement nouveau. Les chercheurs ont disposé là d’un véritable « écorché » de la structure. En s’appuyant sur une modélisation performante, ils ont reconstitué les méthodes des maçons médiévaux.
L’inspection des parties endommagées a permis de constater aussi l’extrême minceur des voûtes : une quinzaine de centimètres seulement dans le chevet, à peine plus dans la nef et presque un voile de pierre tendu sur le large vaisseau central de la cathédrale, épaulé par des arcs-boutants.
Pour les matériaux, on compte quatre groupes : « Pierre », « Bois et Charpente », « Verre » et « Métal ». Un exemple significatif : la partie sommitale des murs ayant été mise à nu, on s’est aperçu de la présence de renforts métalliques en grand nombre. Or ces agrafes de fer ont pu être datées : elles sont contemporaines de la construction des murs. On ignorait que l’édifice enveloppe en fait un véritable squelette métallique. Autre exemple : on a compris, contre l’opinion courante, que les chênes choisis par les charpentiers médiévaux n’étaient généralement pas pluri-centenaires. Et aussi que les bois étaient taillées verts, au contraire de l’idée reçue. Or il y a longtemps qu’en France on ne construit plus de charpente à partir de bois vert. Il a fallu aller en retrouver la tradition, échanger avec des charpentiers d’autres pays pour réapprendre à tailler dans le fil du bois en appréciant la singularité de chaque grume.
Ces découvertes et bien d’autres ont permis de renouveler notre connaissance du chantier médiéval et de sa chronologie. On a par exemple précisé les datations de la charpente à partir d’analyses physico-chimiques des restes calcinés. Comme on a relevé précisément l’endroit où chaque morceau est tombé (voir notre encadré), on a établi un séquençage précis de la construction de la cathédrale.
Enfin l’analyse physico-chimique des vestiges a livré des informations sur les données climatiques au moment de l’abattage de ces arbres, c’est-à-dire au XIIe siècle. On était alors au beau milieu de ce qu’on appelle l’optimum climatique médiéval, une période de réchauffement sur quatre siècles qu’on cherche à mieux connaître.
Quels sont les objets d’étude des autres groupes ?
Le groupe « Décor monumental » : la couleur est omniprésente dans la cathédrale depuis le Moyen-Âge. Les traces de polychromie médiévale ont intéressé les chimistes et les historiens de l’art. On les retrouve sur les clefs de voûte dorées à la feuille, sur le chapiteau souligné d’ocre rouge et de vert au cuivre, de fleurs de lys dorées, de rehauts de laque rouge sur motifs bleu azurite. Prélèvements et analyses permettent, par exemple, d’élaborer des hypothèses de datation et de correspondances avec les événements importants qui ont pu justifier à l’époque la remise en couleur du décor.
Par ailleurs, certaines chapelles du chœur avaient été dotées d’un décor peint lors du grand chantier de Viollet-le-Duc : ce décor a fait l’objet d’une analyse matérielle précise qui a déterminé la méthode de restauration.
Le groupe « Acoustique » travaille sur l’archéologie du sonore, sur la base de relevés antérieurs, sachant que la cathédrale est depuis toujours un lieu de grande activité musicale, mais aussi dans le but de reconstituer les ambiances acoustiques des différentes époques, y compris médiévales, de la vie du monument, incluant les bruits du chantier.
Un groupe de recherches s’intitule « Émotions et Mobilisations ». De quoi s’agit-il ?
S’inscrivent dans ce groupe les études des phénomènes anthropologiques générés par l’incendie et ses suites, de l’émotion patrimoniale quasi universelle à la critique de l’ampleur des dons rassemblés pour la restauration (« Tout pour Esmeralda, rien pour Quasimodo ! »).
Les vestiges de l’incendie sont regardés comme des reliques par bien des gens. Au point que certains auraient voulu en développer le commerce, y compris avec de bonnes intentions (lever des fonds pour la restauration des églises), ce qui est juridiquement impossible, car ces vestiges sont des biens publics. A cet égard, la démarche de certains artistes qui souhaitaient se saisir de ces vestiges pour les intégrer dans une nouvelle œuvre est peut-être plus intéressante.
Autant de pratiques humaines ou « trop humaines » que ce groupe de travail a observées et analysées. Les chercheurs ont conduit une étude méthodique de tous ces phénomènes au moyen d’un questionnaire de quatre cents questions, diffusé dans le monde entier. Les émotions et les points de vue sur Notre-Dame, à l’occasion de sa mise en péril, c’est aussi un corpus d’informations exploitables, par exemple pour imaginer des dispositifs de médiation.
Par ailleurs, ces études de nos collègues anthropologues et sociologues détruisent l’idée reçue selon laquelle l’intérêt pour le patrimoine serait passéiste et réactionnaire. L’émotion provoquée par l’incendie a montré au contraire que nous arrivons à nous retrouver, avec nos différences, sur des objets qui, au-delà de leur dimension religieuse, sont importants aux yeux de tous.
Autre sujet d’étonnement, la présence d’un groupe « Numérique » …
Ce groupe a eu à relever un très gros défi. En effet, l’ensemble de ces travaux produit un nombre considérable de nouvelles données sur l’édifice. Comment les conserver et les partager ? Nous avons pu rapidement obtenir un espace dédié au chantier scientifique sur l’infrastructure nationale HumaNum, où les données produites sont versées. L’accès est destiné à être public, une fois que le chantier sera terminé et que les chercheurs auront publié le résultat des recherches fondés sur ces données.
Un autre défi de ce chantier a été de créer une « cathédrale de données ». Pour ce faire, des relevés numériques partiels, antérieurs à l’incendie, réalisés par des chercheurs spécialistes de Notre-Dame tels que les professeurs Stephan Albrecht de l’université de Bamberg et Andrew Tallon du Vassar College, ont été généreusement mis à disposition. D’autres relevés partiels avaient été réalisés pour la direction générale des affaires culturelles d’Île-de-France. Ces données ont été complétées par de nouveaux relevés après incendie. La compilation de tous ces « nuages de point » a permis de construire un double numérique de la cathédrale auquel, grâce à de nouveaux développements technologiques, sont connectées les données produites par le chantier scientifique. Ce qui est extrêmement novateur et fait de la maquette 3D un formidable outil de partage, de croisement des connaissances produites par les différents acteurs du chantier scientifique. C'est aussi potentiellement un outil de gestion du bâtiment par les services en charge de sa conservation.
Pour songer mettre un jour à disposition des professionnels du patrimoine de tels outils numériques, de nouvelles recherches, d’ailleurs en cours, sont encore nécessaires. Des institutions culturelles telles que les Archives nationales ou la Bibliothèque nationale de France ont développé une grande expertise dans la gestion de grandes masses de données, mais leur conservation sur la longue durée nécessitera d’être traitée par des infrastructures de niveau national voire au-delà.
A cet égard, le projet en cours, financé par l’Union européenne, de construction d’un « cloud » collaboratif européen du patrimoine culturel est prometteur. Coordonné par le CNRS, son principal consortium de recherche, nommé echoes, est constitué d’une équipe internationale de chercheurs et de professionnels. Outre la maîtrise des données produites, ce cloud offrira aux institutions patrimoniales, y compris les plus modestes, des outils efficaces de partage des connaissances qu’elles produisent.
Les recherches vont-elles se poursuivre au-delà de la réouverture de la cathédrale ?
Les chercheurs ont souhaité prolonger cette dynamique interdisciplinaire née autour de Notre-Dame par la mise en place, dès 2025, d’un réseau thématique piloté par le CNRS et le ministère de la Culture, dans l’idée de développer des recherches pluridisciplinaires à l’occasion de travaux de restauration d’autres grands monuments appartenant à l’Etat et classés monuments historiques. L’aventure continue !
Pour aller plus loin :
• Notre-Dame de Paris, la science à l’œuvre, CNRS, le Cherche Midi, Ministère de la Culture, préface de Patrick Boucheron, sous la direction de Philippe Dillmann, Pascal Liévaux, Aline Magnien, Martine Regert
• Notre-Dame de Paris : a multidisciplinary scientific site, « Journal of Cultural Heritage », Edited by Philippe Dillmann, Martine Regert, Aline Magnien, Pascal Lievaux, Livio De Luca, Volume 65, Pages 1-240 (January–February 2024)
L’engagement scientifique de la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile de France
Immédiatement après le sinistre, et dans le cadre juridique de "l’urgence impérieuse", la DRAC Ile-de-France a élaboré en collaboration avec le Laboratoire de recherche des monuments historiques (LRMH) un protocole d’évacuation des débris afin de documenter selon une méthodologie rigoureuse et scientifique le tri et le prélèvement des vestiges.
Il était alors urgent de dégager la cathédrale de ce qui était considéré par beaucoup comme des gravats, mais dont la valeur patrimoniale et scientifique est inestimable.
Véritables « vestiges archéologiques », ils ont été classés au titre des monuments historiques et ont le statut de « biens archéologiques mobiliers », ce qui les rend inaliénables.
« C'est une source extraordinaire de documentation sur cet édifice que tout le monde connaissait mais qui, en réalité, n'avait jamais été bien étudié. Cet incendie, qui est un drame absolu a aussi un potentiel extraordinaire de connaissances, de sciences, de recherches », a souligné le directeur de la DRAC Île de France, Laurent Roturier, à l'occasion d'une visite des journalistes dans l'entrepôt où ces vestiges sont conservés.
Le tri et le prélèvement de ces matériaux a été fait selon une méthodologie archéologique qu’il a fallu inventer et adapter dans l’urgence, afin de traiter un patrimoine en péril. Menée à une échelle qui ne connaît pas de précédent, elle a permis aux chercheurs de documenter aussi précisément que possible l’emplacement de chaque élément prélevé dans les amas de vestiges issus de l’effondrement des voûtes ou bien encore présents sur leur extrados.
Une opération qui relevait du tour de force pour ceux qui se sont appelés eux-mêmes, dans ces circonstances, « les forçats du big bag » : après que le plomb de la couverture eut pollué tout l’intérieur de l’édifice, ils travaillaient dans des conditions de sécurité draconiennes très éprouvantes.
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