Tout est passionnant dans l’exposition « Visages d’ancêtres. Retour à l’île Maurice pour la collection Froberville » qui se tient jusqu’au 1er décembre au Château musées de Blois, labellisé Musées de France, qui a reçu le soutien de la direction régionale des affaires culturelles Centre-Val de Loire. A commencer par la découverte d’une collection exceptionnelle de bustes datant du XIXe siècle, ceux de ces esclaves africains de Tanzanie, du Mozambique et du Malawi dont le visage a été moulé afin de contribuer à un projet à connotation racialiste de « science des races ». Pour autant, ce sont des représentations de visages saisissantes, des empreintes bouleversantes d’humanité, qui ont, à l’évidence, toute leur place dans un musée.
Mais ce qui est tout aussi passionnant, c’est l’histoire de l’exposition : la découverte des bustes, les choix qui ont présidé à leur présentation au public, leur puissance fédératrice entre descendants d’anciens colons français et captifs africains, leur retour à L’île Maurice... Une histoire qui entre en résonance avec une problématique plus vaste : comment exposer la mémoire de l’esclavage ? Entretien avec Klara Boyer-Rossol, historienne et commissaire scientifique de l'exposition « Visages d’ancêtres. Retour à l’île Maurice pour la collection Froberville ».
Quelle est la genèse de l’exposition ?
Tout a démarré il y a six ans quand j’ai localisé cette collection de bustes dans les réserves du Château musées de Blois. Mais le vrai point de départ remonte à l’époque où j’ai fait ma thèse sur la traite et l’esclavage à Madagascar. Dans le cadre de mes recherches, j’ai en effet eu connaissance des travaux de l’ethnographe Eugène de Froberville. Trois articles publiés au milieu du XIXe siècle évoquaient un ensemble de matériaux qu’il aurait collecté, en particulier des notes manuscrites, des dessins, et une collection de bustes. Au XXe siècle, on en avait perdu la trace, on avait uniquement connaissance de copies et des surmoulages actuellement conservés au musée de l’Homme, à Paris. J’ai donc mené une enquête. J’ai d’abord retrouvé la collection originale de bustes dans les réserves du Château musées de Blois, puis, quelques semaines plus tard, j’ai eu la chance d’entrer en contact avec les descendants d’Eugène de Froberville. Quand ils m’ont ouvert les portes de leur maison dans le sud-ouest de la France, j’ai découvert des étagères entières remplies de manuscrits anciens... A l’origine de l’exposition, il y a donc une double découverte : celle de la collection originale puis celle des archives privées d’Eugène de Froberville.
Comment se fait-il que la collection ait été déposée au Château musées de Blois ?
L’histoire de la circulation de la collection est passionnante. A L’île Maurice, en 1846, Eugène de Froberville réalise lui-même ces bustes en plâtre en les moulant sur ses informateurs africains. Puis il fait acheminer la collection en France où elle arrive miraculeusement intacte début 1849. Faute d’entente avec le Muséum national d’histoire naturelle auquel il souhaitait en faire don, il la garde au sein de ses collections dans son château de la Pigeonnière, à Chailles en pays blésois. A sa mort, ses enfants en héritent. Dans les années 1930, quand le château de la Pigeonnière est vendu, son fils aîné, Pierre, la vend au Muséum d’histoire naturelle de Bois, qui lui-même, pendant la Seconde Guerre mondiale, la transfère au Château musées de Bois afin qu’elle soit protégée. C’est incroyable de penser que, jusqu’à sa découverte, elle n’avait jamais quitté les combles du château. Elle comprend aujourd’hui 53 bustes, parmi lesquels ceux de 9 individus dont les visages ne sont pas représentés mais qu’on retrouve au musée de l’Homme. Si Eugène de Froberville a conservé la collection originale toute sa vie, il a cependant accepté de prêter sa collection au musée qui en a fait faire des surmoulages comme je l’indiquais précédemment. Il y en a 58 en tout, dont celui d’une femme, la seule de la collection.
Comment avez-vous pu identifier la totalité de la collection ?
Pour reconstituer l’histoire de la collection et l’histoire des individus, j’ai mis en perspective les bustes originaux dans leur matérialité – en analysant notamment les inscriptions – avec les carnets d’Eugène de Froberville. Cela a pris plusieurs années, j’ai en effet travaillé sur un corpus d’environ 2000 pages. Pour une historienne, c’est un trésor absolu. Cela m’a permis de faire des recherches sur l’enquête ethnologique menée par Eugène de Froberville dans le cadre de son séjour à l’île Bourbon [ancien nom de La Réunion] et à L’île Maurice, et de comprendre qui étaient ses informateurs, et parmi eux, quels étaient ceux dont le visage a été moulé. En définitive, J’ai pu identifier formellement, 56 individus sur 58, soit la quasi-totalité de la collection. C’est un résultat extraordinaire. Les collections de l’histoire coloniale sont en effet souvent séparées de leurs archives. Pouvoir relier les objets de collection à leurs archives permet d’apporter un éclairage extraordinaire sur l’histoire de ces collections.
Vous disiez à l’instant que vous avez restitué « l’histoire de ces ancêtres ». Pourquoi est-ce si important à vos yeux ?
C’est tout le sens de cette démarche. Eugène de Froberville avait conçu cette collection dans le cadre de ce qu'on appelait une « science des races » naissante. Celle-ci était censée représenter la diversité desdites races. En majorité, ces individus étaient en effet originaires des actuelles Tanzanie, Mozambique et Malawi, ce dont témoigne l’inscription des noms des groupes socio-linguistiques auxquels ils appartenaient. Eugène de Froberville était un homme de son temps. Il avait cette vision racialiste et acceptait l’idée d’une hiérarchie des races au sommet de laquelle figuraient les européens. Mais il considérait aussi ses informateurs comme des individus à part entière, avec une langue, une culture, une histoire, c’est toute l’ambiguïté de son approche. Les bustes sont symboliques de cette complexité : tandis qu’à l’avant sont donc inscrits les noms desdites races, à l’arrière figurent des inscriptions secondaires, en particulier leur nom d’individus. Qui plus est, Eugène de Froberville, non seulement collecte et transmet leur nom d’individu, mais il collecte aussi les noms qu’ils portaient dans leurs sociétés d’origine en Afrique. Grâce à cette pluralité de noms – le dernier étant le nom servile donné à leur arrivée à L’île Maurice – on peut retracer leur trajectoire et mettre en évidence leur traversée identitaire dans un contexte de traite et d’esclavage.
Vous parliez des personnes qui sont arrivées après l’abolition de l’esclavage, c’est notamment le cas des Lily ? D’où vient ce nom ?
Là aussi, il y a toute une histoire liée à ce nom. Les Lily représentent un groupe important dans l’enquête d’Eugène de Froberville. Il s’agissait de captifs vendus de l’actuelle Mozambique qui ont été emmenés dans un navire de traite brésilien en mai 1840. Ce navire a été intercepté par une patrouille britannique voyageant à bord d’un navire baptisé le « Lily » qui a transféré les captifs à Port-Louis. Eugène de Froberville a interrogé une cinquantaine de captifs. Grâce à l’analyse des carnets manuscrits et des bustes, j’ai pu de mon côté en identifier 21. J’ai pu retracer leur nom, leur région d’origine, leur langue, leur culture d’origine, leur trajectoire servile. Et miraculeusement, j’ai aussi pu retracer leurs descendants. Le nom de navire a en effet été transmis à travers les générations et utilisé comme patronyme. Des familles, en France et à L’île Maurice, continuent aujourd’hui à porter ce nom. Ces descendants considèrent que tous ceux qui étaient à bord du Lily sont leurs ancêtres. On voit qu’émerge une entité collective entre tous ceux qui partagent une histoire commune, c’est très intéressant. Depuis deux ans, j’ai eu la chance de concevoir ce projet muséographique avec leur approbation. La question de l’exposition de ces bustes en effet posait question. Pouvait-on ou non exposer ces visages sachant qu’il s’agissait d’anciens captifs, et que même si la collection a été constituée dans un contexte post abolitionniste, il n’en reste pas moins qu’il y avait un contexte de domination coloniale très fort. Le dialogue que j’ai eu avec les descendants m’a autorisé à montrer ces bustes.
La question était d’autant plus sensible que ces moulages ont été réalisés sur des êtres vivants…
En vérité, le fait qu’ils aient été moulés sur vivants m’autorisait paradoxalement davantage à les montrer. Cela signifiait qu’ils avaient donné leur consentement, certes dans un contexte de domination, mais tout de même, ce n’était plus en période esclavagiste. C’est d’ailleurs parce qu’ils sont vivants qu’ils ont les yeux fermés. Quand les yeux sont ouverts, cela signifie que les bustes ont été moulés post-mortem. C’est tout le paradoxe, on a l’impression de visages de morts, mais en fait ils étaient vivants. D’ailleurs, on retrouve des restes organiques dans les originaux, des cils, des cheveux, ce qui révèle la violence des opérations de moulage, une violence à la fois psychologique, en raison des rapports de domination, et une violence physique. Cette question du consentement est très complexe. Mais ce qui m’a définitivement convaincue, encore une fois, de montrer ces bustes, c’est la demande des descendants.
Que va-t-il advenir de cette collection ?
Dans le cadre d’une convention entre la ville de Blois et le musée de l’esclavage intercontinental de Port-Louis, la collection va faire l’objet d’un dépôt au musée sous la forme d’un prêt de cinq ans renouvelable. Nous espérons que ce dépôt pourra intervenir d’ici août 2025. Il sera l’amorce d’un important chantier en matière de coopération patrimoniale entre la France et Maurice. Morgane Lecareux, responsables des collections au Château musées de Blois, et Delphine Bienvenu, restauratrice spécialiste dans les moulages en plâtre, vont en effet former les professionnels des musées mauriciens à devenir les nouveaux gardiens de ces bustes. Ceux-ci, en effet, sont bien plus que des objets, pour certains descendants, ils peuvent avoir valeur de reliques, ils possèdent une très grande force d’identification. D’autant qu’on disposait jusque-là de très peu d’iconographies de captifs africains à L’île Maurice, leur histoire est longtemps restée dans l’ombre. Désormais, il est possible de ré-individualiser tout un pan de l’histoire de l’esclavage. Ce qui est incroyable dans cette histoire, c’est d’avoir pu réunir des descendants des deux bords, des descendants d’anciens colons français et d’anciens captifs africains. A noter que les descendants d’Eugène de Froberville ont fait don des carnets de leur aïeul aux Archives nationales d’outre mer. Cela représente au total une cinquantaine de cartons, soit une des plus importantes collections privées sur l’Océan Indien.
Cette exposition, qui a reçu un soutien financier de la direction des affaires culturelles de Centre-Val-de-Loire, des collectivités locales (région Centre-Val de Loire et département du Loir-et-Cher) et de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage, a été réalisée avec le partenariat du Musée de l'Esclavage Intercontinental (Port-Louis, île Maurice) et bénéficie également de la collaboration scientifique du Centre International de Recherches sur les Esclavages et Post-Esclavages (CIRESC), des Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM), du Mémorial pour l’abolition de l’esclavage (Nantes), du Musée d'Aquitaine (Bordeaux), du Musée de l'Homme (Paris) et de la Fondation pour la mémoire de l'esclavage (FME) pour le volet pédagogique et de médiation.
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