Moins connue sans doute que le classement au titre du patrimoine mondial ou du patrimoine culturel immatériel, catégories reines de l’institution, l’inscription au registre international « Mémoire du monde » de l’Unesco n’en est pas moins prestigieuse. Institué en 1992, ce programme vise à encourager la préservation du patrimoine documentaire de l’humanité et à en garantir l’accès.
Le registre « Mémoire du monde » est aujourd’hui riche de 570 éléments répartis dans 133 pays et quelques organisations internationales. Côté français, on y trouve entre autres la Déclaration des droits de l’homme de 1789, la tapisserie de Bayeux, la tenture de l’Apocalypse d’Angers, les archives de Louis Pasteur, ou encore les négatifs restaurés de Shoah de Claude Lanzmann.
Deux séries de documents passionnantes, les Archives de la Planète (1909-1932) et les Archives de la Parole (1911-1953), portées respectivement par le musée départemental Albert-Kahn et la Bibliothèque nationale de France, viennent d'être retenues par l'Unesco pour entrer dans la liste de ce patrimoine d’exception. Elles complètent avec éclat la contribution de la France.
Les Archives de la Planète, un inventaire filmique et en couleur du monde
Les Archives de la Planète sont le fruit d’un projet « hors normes », selon Nathalie Doury, directrice du musée départemental Albert-Kahn. Hors normes, c’est bien le mot ! Qu’un banquier, en l’occurrence Albert Kahn (1860-1940), décide de consacrer une partie de sa fortune au financement de fondations œuvrant à une meilleure compréhension des réalités culturelles mondiales dans un objectif de paix, n’est déjà pas banal. Que cette même personne orchestre, dans la foulée, ce projet fou que sont les Archives de la Planète l’est encore moins. Jugez plutôt : de 1909 à 1931, une douzaine d’opérateurs vont être envoyés dans une cinquantaine de pays sur quatre continents pour documenter visuellement « les pratiques, les modes et les aspects d’activité humaine dont la disparition inéluctable n’est qu’une question de temps », selon le programme original cité par Nathalie Doury.
Deux techniques, l’une et l’autre inventées par les frères Lumières, sont mises en œuvre, le cinématographe, créé en 1897, et l’autochrome, premier procédé photographique couleur à être commercialisé en 1907. Le résultat de cet incroyable chantier ? Un ensemble de 72 000 autochromes et de plus d’une centaine d’heures de films dont la richesse documentaire le dispute à la qualité artistique. « Au démarrage, le projet est d’essence documentaire, l’idée est de rassembler de la documentation visuelle à l’usage des générations futures ; pour autant, une volonté d’émerveillement est déjà à l’œuvre », confirme Nathalie Doury.
Un parti-pris qui se manifeste par le choix de la couleur mais aussi par l’emploi du procédé autochrome qui est en lui-même un procédé de spectacle. Les opérateurs vont ainsi « systématiquement rapporter des images de couchers de soleil, lesquelles sont une démonstration éclatante de la puissance émotionnelle de la couleur ». De la même façon, si tous les opérateurs d’Albert Kahn reçoivent une formation documentaire, certains d’entre eux ont aussi une formation artistique. Signe qui ne trompe pas, alors que les opérateurs des Archives de la Planète sont longtemps restés inconnus, aujourd’hui, chacun d’entre eux est identifié et considéré comme un auteur à part entière.
C’est pendant sa fermeture pour travaux, entre 2016 et 2022, que le musée Albert-Kahn est approché par le comité français « Mémoire du monde » à l’instigation de Béatrice de Pastre, directrice des collections au Centre national du cinéma et de l’image animée. L’idée est de proposer une double candidature – Archives de la Planète d’un côté, Archives de la Parole de l’autre – permettant de « porter l’ambition encyclopédique, aussi bien visuelle qu’audiovisuelle, qui a caractérisé le début du vingtième siècle ». La démarche rencontre aussitôt « un enthousiasme auprès des équipes, il faut dire que la philosophie du programme Mémoire du monde est très proche de celle du projet d’Albert Kahn », se souvient Nathalie Doury.
Elle est aujourd’hui couronnée de succès. Et riche de perspectives. Premier enjeu, celui du partage de la collection. « C’est un aspect très important, insiste Nathalie Doury, nous souhaitons partager ce patrimoine le plus largement possible, non seulement en ligne (à partir de 2016, les images fixes ont été mises en ligne en basse définition sur la plateforme du département des Hauts-de-Seine, et un portail des collections est désormais accessible depuis le site web du musée (NDLR), mais aussi par des partenariats, en particulier avec les communautés représentées ».
Le musée a ainsi mis à la disposition du Centre Bophana, créé par Rithy Panh, dédié au patrimoine audiovisuel cambodgien, l’ensemble des images liées au Cambodge et au Vietnam. Le musée travaille également « avec des partenaires béninois sur un fond qui porte sur le Dahomey à l’époque de 1930 ». Par ailleurs, la collection est aussi « une archive du proche ». « Plus de la moitié de la collection concerne la France et nous souhaitons réfléchir à son déploiement dans l’Hexagone », souligne Nathalie Doury.
« Nous sommes très fiers de rejoindre d’illustres voisins, nous sommes également très fiers de cette transversalité des échelles : le musée Albert-Kahn est un musée départemental et un musée de France. Grâce à l’inscription au registre international Mémoire du monde, sa collection accède aujourd’hui à une reconnaissance internationale », se félicite-t-elle.
Les Archives de la Parole (1911-1953), mémoire de la voix humaine
Réunissant près de 3000 enregistrements sonores réalisés entre 1911 et 1953, les Archives de la Parole n’ont rien à envier aux Archives de la planète. Elles doivent tout, à l’origine, au linguiste Ferdinand Brunot, lequel, entre 1911 et 1914, « s’est associé à la firme Pathé pour construire le projet complètement fou d’enregistrer la parole humaine – dont celles de grandes personnalités, comme Guillaume Apollinaire ou Alfred Dreyfus – mais aussi des parlers régionaux ainsi que ceux du monde », précise Emmanuel Aziza, directeur du département son, vidéo et multimédia à la Bibliothèque nationale de France (BnF).
Un ensemble qui n’a cessé ensuite de s’enrichir, en particulier, après la Première Guerre mondiale, quand les Archives de la parole sont devenues, à l’initiative du linguiste Hubert Pernot, le musée de la parole et du geste, puis au moment de sa création, celles de la Phonothèque nationale en 1938. « Il y a une vraie continuité historique entre ces différentes collections, souligne Emmanuel Aziza, leur socle n'ayant pas varié : inventorier les grandes voix, mais aussi les patois, les dialectes... Il y avait déjà une conscience aigüe à l’époque d’un monde qui était en train de disparaître ».
Point commun de ces enregistrements, tous ont été gravés. « La musique ayant pris une part très importante dans nos collections dès les années 1920, on a un peu oublié que le disque était aussi, jusque dans les années 1950, un média prépondérant d’enregistrement des discours, de la parole politique et de la parole artistique. ». Des enregistrements que chacun peut aujourd’hui écouter. « Tout est sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BnF, c’est une grande chance. Reste à rendre ce travail encore plus visible ». Nul doute que l’inscription au registre « Mémoire du monde » va y contribuer.
Emmanuel Aziza pointe également l’importance d’apporter un éclairage sur une collection aux multiples facettes qui continue aujourd’hui de s’enrichir. « On trouve des enregistrements ethnologiques, ethnographiques... cette dimension plurielle de la collection est encore peu connue. Un des objectifs est d’inviter les chercheurs à s’en emparer ». La BnF organise ainsi régulièrement des réunions à destination des chercheurs, en particulier des linguistes et des spécialistes de la phonétique. « Récemment, des chercheurs ont travaillé sur l’évolution de la prononciation des mots. Grâce à ces enregistrements et à l’IA, ils sont parvenus à retracer l’évolution de la prononciation d’un mot depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours », se réjouit Emmanuel Aziza. Autre exemple, une chercheuse associée de la BnF travaille actuellement sur les premiers cylindres d’enregistrement de la langue bretonne. Or, il n’est pas rare d’entendre dans ces enregistrements la voix de personnes nées au milieu du XIXe siècle. « C’est tout à fait vertigineux » renchérit Emmanuel Aziza.
« Nous nous sentons redevables de tous ces précurseurs de la mémoire » insiste Emmanuel Aziza, qui salue l’immense travail fait par son prédécesseur Pascal Cordereix, véritable « expert sur le début des enregistrements sonores et sur la loi de 1925 qui a permis le dépôt légal de l’édition phonographique ». Réunir les Archives de la Planète et les Archives de la Parole faisait selon lui pleinement sens. « Elles datent de la même époque et ont chacune l’ambition de garder une mémoire du monde, or la parole est essentiel dans la conservation de la mémoire humaine ».
Mémoire du monde : 4 autres candidatures communes entrent à l'Unesco en 2025
En plus des Archives de la Planète et des Archives de la Parole, dont la demande d’inscription a été portée par la France à titre individuel, quatre autres biens, dans le cadre de candidatures communes, intègrent le registre international « Mémoire du monde » pour la France en 2025 : les archives de l’expédition de d’Entrecasteaux (1791-1794), conjointement avec l’Australie ; les dessins et écrits d’enfants en temps de guerre en Europe (1914-1950), porté pour la France par la Bibliothèque nationale de France, conjointement avec l’Allemagne, le Canada, l’Espagne, la Pologne, le Royaume-Uni, la Suisse et la République Tchèque ; les films grand format 68 mm de la société Mutoscope & Biograph, conjointement avec les États-Unis, les Pays-Bas et le Royaume-Uni ; le traité de paix perpétuelle de Fribourg (1516), conjointement avec la Suisse..
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