1881 – Sixième exposition
La sixième exposition impressionniste se déroule du 2 avril au 1er mai 1881, 35 boulevard des Capucines, à Paris.
Le Salon
Cezanne, Monet, Renoir et Sisley n’entendent pas abandonner le Salon. Certes, ils ont subi des déconvenues l’année précédente, mais des signes d’ouverture confortent leurs espoirs. Confronté au mécontentement croissant des artistes, Jules Ferry, ministre de l'Instruction publique et des Beaux-arts, annonce, en décembre 1880, que l’État n’organisera plus le Salon. Cette organisation sera désormais confiée aux artistes. Le Salon des artistes français succède alors au Salon de peinture et de sculpture. On assiste à un léger frémissement. Non seulement les deux tableaux de Manet, « Portrait de M. Pertuiset » et « Portrait d’Henri Rochefort », sont acceptés, mais leur auteur reçoit - enfin - une médaille de 2e classe.
Non sans duplicité, Wolff, qui a fait du combat contre l’impressionnisme son cheval de bataille écrit, à propos de « La Meuse à Rotterdam », tableau exposé par Boudin : « La Meuse, la meilleure marine du Salon ! Comment peut-il se faire que l'artiste qui a signé tant de jolies choses, et qui, dans ce genre, a fait école, soit encore parmi les non exempts, c'est à ne pas croire ! » À la suite de quoi, Boudin recevra la « médaille en papier », médaille de 3e classe, dite médaille des débutants. Il est âgé de 57 ans et il expose au Salon depuis plus de vingt ans ! Mais, comme le faisait remarquer Syène, pour les impressionnistes de la première heure, le combat n’est pas encore gagné. Si Renoir voit ses deux portraits acceptés, Cezanne et Sisley sont refusés. Monet, qui bénéficie désormais du soutien de Durand-Ruel s’abstient de soumettre des œuvres au jury.
L'exposition
La sixième exposition se déroule du 2 avril au 1er mai 1881, 35 boulevard des Capucines, « en face du Jockey-Club » (« Le Gaulois », 23 février 1882). C’est un retour à ce boulevard où avait eu lieu la première exposition du groupe. Cette fois, les exposants sont « au fond d’une cour, au premier étage » (J. Claretie, « Le Temps », 5 avril 1881). Dans « Paris Moderne », ce premier étage devient un entresol, « naturellement obscur et bas ; les salles sont étroites et empêchent le recul nécessaire pour juger de peinture ; un grand nombre de tableaux sont placés si bas qu’il faut s’accroupir pour les voir » (15 avril 1881). Le chroniqueur de « La Petite Presse » confirme qu’il s’agit bien d’un entresol, mais il évoque « un vaste local » et précise qu’il s’agit de « trois salons » (3 avril 1881). Les impressionnistes « font clapoter en plein boulevard leurs faisceaux de drapeaux tricolores » (« Le Temps », 5 avril 1881). Outre les mâts et les drapeaux « enregistrons même la présence d’un sergent de ville sérieux et vigilant » devant l’entrée de l’exposition (« Paris-Journal », 21 avril 1881). Les impressionnistes, et plus souvent leurs amis, acceptent d’assurer une permanence dans l’exposition. Mais ils ne sont pas seuls : « Chaque année les membres de l’association trouvent moyen de louer un appartement bien situé, de poser un magnifique tourniquet et de préposer à sa garde un ou plusieurs gardiens et receveurs à casquette galonnée » (« Paris-Journal », 21 avril 1881).
Participants
En janvier 1881, Caillebotte a entrepris de réformer l’organisation du groupe. Il cherche à évincer Degas et ses amis, avec l’espoir que Monet et Renoir abandonneront le Salon pour réintégrer le groupe. Dans une longue lettre à Pissarro, Caillebotte donne libre cours à sa hargne contre Degas (Rewald, 2, p. 103-105). Mais Pissarro n’oublie pas que Degas lui est venu en aide financièrement dans des moments difficiles. Caillebotte décide alors de ne pas exposer avec les impressionnistes. Déjà l’année précédente, il se plaignait de son isolement au sein du groupe : « Nous sommes inondés de choses médiocres et indifférentes. Pissarro ne voit que Degas depuis 6 mois et répète toutes ses phrases. Mlle Cassatt n’a jamais vu que Degas. Mlle Morizot {sic] avait envoyé au Salon l’année dernière et n’est venue avec nous cette année que parce que elle avait été refusée. […] si je veux exposer comme je le désire il ne me reste qu’à m’en aller » (À Monet, 14 avril 1880, vente « Archives de Claude Monet, collection Cornebois », Paris, Artcurial, 11 décembre 2006, n° 20). Contrairement à ce qu’affirme Caillebotte, celle qu’il s’obstine à appeler « Mlle Morizot », n’a pas soumis d’œuvre au Salon en 1880. Son absence était due au manque d’œuvres à exposer. Ceci montre le peu d’intérêt de Caillebotte pour cette artiste.
Lorsque Caillebotte entend « faire le ménage » et exclure des artistes qui ne lui semblent pas entrer suffisamment dans la ligne esthétique du groupe, mais dont on a précédemment accepté la présence par opportunisme, Pissarro proteste : « Le seul principe possible […] est celui de ne pas lâcher des confrères que l’on a, à tort ou à raison, acceptés, et que l’on ne peut jeter dehors sans façon ; c’est aussi une question d’honnêteté » (27 janvier 1881, Bailly-Herzberg, 1, p. 145). La détermination de Pissarro est encore plus marquée lorsque ses amis Monet et Renoir, après avoir essayé le Salon, demandent à réintégrer le groupe, mais exigent le départ de certains de ses membres : « ce que je trouve souverainement injuste, c’est que nous ayant abandonné la maison sur les bras, ne craignant pas un instant de nous exposer à un fiasco irrémédiable, (ils) veuillent bien, n’ayant pas réussi à l’Officiel, faire une rentrée avec des conditions posées en vainqueurs quand, en bonne justice, on devrait en subir juste punition des fautes commises » (27 janvier 1881, Bailly-Herzberg, 1, p. 146).
Les exposants sont au nombre de treize : Cassatt, Degas, Forain, Gauguin, Guillaumin, Morisot, Pissarro, Raffaëlli, Rouart, Tillot, Vidal, Vignon et Zandomeneghi. Un hommage est rendu à Cals, décédé l’année précédente.
« Les artistes indépendants ont ouvert une sixième exposition. Quelques arriérés seuls qualifient encore d’« impressionnistes » ces peintres, au nombre de treize actuellement et chez qui les liens d’école deviennent invisibles. D’importantes défections ont ôté à cette manifestation annuelle le caractère défini qu’elle eut un moment » (A. Silvestre, « La Vie moderne », 16 avril 1881)
Paul Mantz constate : « L’Institut de l’intransigeance a perdu successivement MM. Renoir, Claude Monet, Alfred Sisley, Caillebotte et peut-être d’autres encore. Les noms de ces ouvriers de la première heure ne figurent pas au catalogue de la sixième exposition. Quelques-uns sont restés fidèles au contrat primitif. Ils ne sont point dépourvus de vaillance » (« Le Temps », 23 avril 1881).
D’autres critiques profitent de la situation pour exprimer leur malveillance : « Ils ne sont plus que treize cette année-ci : mauvais chiffre, qui leur a porté malheur. Ils étaient dix-huit l’an dernier. Le groupe s’éclaircit […] Aussitôt qu’ils peuvent être reçus au Salon, ils tournent à l’opportunisme et désertent » (V. Fournel, « Le Correspondant », 10 avril 1881).
Les œuvres et leur réception
« M. Camille Pissarro surveille l’installation et l’aménagement » (« La Petite Presse », 3 avril 1881).
Claretie observe : « les bordures de leurs œuvres, qui sont blanches, les cadres d’or étant abandonnés aux vieux peintres de la vieille école, aux barbouilleurs du ˮ jus de chique ʺ, ennemis des peintures claires » (« Le Temps », 5 avril 1881). Le lieu d’exposition, s’il change régulièrement, est toujours soigneusement aménagé : « Ils ont tendu de moquette l’escalier qui mène à l’appartement » (J. Claretie, « Le Temps », 5 avril 1881).
Raffaëlli, considéré par la presse comme un jeune prodige (il a trente ans), expose à lui seul pas moins de trente-deux œuvres. Les « déclassés » (H. Trianon, « Le Constitutionnel », 24 avril), « le poème de la misère » (Nina de Villars, « Le Courrier du soir », 23 avril) constituent le sujet dominant de sa production. Raffaëlli traite minutieusement les détails illustrant la misère. Ce travail relève du tour de force technique et l’artiste n’éprouve manifestement aucune empathie pour ses modèles. Dans un esprit similaire à celui de Bastien-Lepage, Raffaëlli appartient à cette mouvance née du Réalisme, qui donne naissance au sentimentalisme, en littérature comme en peinture. Le public et les critiques, aiment, pour la forme, les prouesses techniques ostentatoires, et pour le fond « la romance pleurarde ». Les œuvres de Raffaëlli sont donc plébiscitées : « Les visiteurs s’arrêtent de préférence devant l’œuvre de M. Raffaëlli, qui est un artiste dans la plus large acception du mot […] Son exposition forme à elle seule une véritable galerie » (« La Petite République française », 14 avril). Mais, comme l’observe Mantz, si « M. Raffaëlli expose au boulevard des Capucines : il n’est pas de la maison » (« Le Temps », 23 avril 1881). Il est si peu de la maison, que « le Marchand d’ails et d’échalottes », précise le catalogue, « appartient à M. Albert Wolff ». Or, Wolff ne cache jamais sa haine de l’impressionnisme.
Le 16 avril 1881, Armand Silvestre écrit dans « La Vie Moderne » : « M. Pissarro représente seul aujourd’hui le trio Monet-Sisley-Pissarro. M. Renoir a déserté. M. Degas est encore sur la brèche, mais ses envois sont rares, trop rares, étant donné qu’ils sont particulièrement intéressants. M. Forain lui-même ne se prodigue plus. Deux femmes, Mlles Mary Cassatt et Morisot, ont pris, il est vrai, en mains le drapeau avec une vaillance incomparable servie par un réel talent ». Cassatt, et plus encore Morisot, rendent les expositions possibles grâce à leur important soutien financier. Armand Silvestre s’interroge : « Et maintenant l’ˮ impressionnisme ʺ a-t-il vécu ? A-t-il même existé jamais ? Je suis de ceux, je l’avoue, pour qui ce mot représentait un ordre d’idées parfaitement déterminé. S’il ne caractérisait pas une théorie, il correspondait, du moins, à une certaine communauté d’aspirations et d’idéal. Cet idéal pourrait être jugé insuffisant, mais ces aspirations étaient, au moins, intéressantes » (« La Vie Moderne », 16 avril 1881). L’année suivante aura lieu la plus impressionniste des expositions [faire le lien vers l’exposition de 1882], par ses participants comme par son style. Elle marquera la fin de l’impressionnisme orthodoxe. Monet, Pissarro et Renoir seront déjà en train d’évoluer vers de nouvelles formes d’expression.
Sculpture
Il faut la subtile intelligence de Paul Mantz pour discerner le sujet essentiel, original et véritablement riche d’avenir, de cette exposition : « l’élément nouveau de l’exposition du boulevard des Capucines, le fait dont il faudra se souvenir, c’est l’entrée, plus ou moins triomphale, des indépendants dans un art qu’ils n’avaient pas encore songé à rajeunir, la sculpture » (« Le Temps », 23 avril 1881). À deux reprises déjà (1879 et 1880), Gauguin a présenté des sculptures, mais d’une facture traditionnelle, il est vrai. Toutefois, en 1881, pas plus « Dame en promenade » que « La chanteuse », dont la stylisation et les matériaux (utilisation d’or et de polychromie), annoncent la sculpture symboliste de la fin du siècle, ne suscitent l’intérêt de Mantz. , même s’il qualifie « La Chanteuse de morceau hardi ». Selon Mantz, « le véritable, le seul sculpteur de l’académie intransigeante, c’est M. Degas ». Mantz se livre à une longue analyse de la « Petite danseuse de quatorze ans (statuette en cire) », annoncée l’année précédente et non exposée alors. La statuette arrive néanmoins avec retard, puisqu’elle n’est présentée qu’à partir du 16 avril. D’un réalisme cru, colorée au naturel, coiffée de vrais cheveux, vêtue d'un tutu et de véritables chaussons, elle se démarque de l’impressionnisme. Si Huysmans déclare qu’il s’agit de « la seule tentative vraiment moderne que je connaisse, dans la sculpture », la plupart des critiques réagissent durement : « museau vicieux » (« Claretie »), « type de l’horreur et de la bestialité » (Henry Trianon). Le critique du « Gaulois » (23 février 1882) parle, quant à lui, du « ciseau de M. Degas »… ce qui, concernant une œuvre modelée en cire, démontre le peu de sérieux du commentateur. Degas, qui aime à composer des poèmes avait écrit :
« Partez, sans le secours inutile du beau,
Mignonnes avec ce populacier museau,
Sautez effrontément, prêtresses de la grâce ! » (Lafond, p. 135)
Lorsque Mantz parle de « réalisme à outrance », il ne s’y trompe pas. Par sa plastique (la cire), ses vêtements ajoutés, la « Petite danseuse » préfigure la sculpture hyperréaliste de la fin du vingtième siècle (John de Andrea, Duane Hanson…).
Au début du vingtième siècle, Degas refuse de vendre la cire originale de la Petite danseuse à Louisine Havemeyer. Il envisage la fonte en bronze de la statuette, passablement dégradée. Cette fonte n’interviendra qu’en 1921 ou 1922, après la mort de Degas.
Cette veine réaliste est également sensible dans certaines œuvres de Caillebotte (élève de Bonnat, adepte du réalisme d’inspiration hispanisante), notamment dans « Au café », ou de Cassatt.
Œuvres de l’exposition dans les collections publiques (d’après les travaux de Berson et Moffett)
Cassatt : « Le Jardin » (correspond à la description faite par Huysmans dans son compte-rendu de l’exposition et à la caricature de Caran d’Ache publiée dans « Tout Paris »), « L’Automne », « Le Thé ».
Degas : « Petite danseuse de quatorze ans (statuette en cire) », « Vue de coulisses » (hors catalogue), « Femme nue » (hors catalogue, pourrait être le monotype conservé au Stanford University Museum of Art ou celui du Museum of Fine Arts de Boston)
Forain : « Coin de bal masqué à l’Opéra. Peinture » (peut-être cette peinture du musée Pouchkine, à Moscou ?).
Gauguin : « Étude de nu », « La chanteuse », « Dame en promenade » (version en bronze de la statuette en bois exposée en 1881).
Pissarro « La sente du chou », « Paysage. Appartient à M. Gauguin » (gouache), « Boulevard Rochechouart (pastel »).
Raffaëlli : « Marchand d’ails et d’échalottes ».
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