Permettez-moi, tout d'abord, de me réjouir de la reprise des « Entretiens »
dont la dernière édition, « Patrimoines de l'Europe, patrimoine européen? »
remonte à 2007. Je veux en cette occasion remercier Philippe Bélaval,
Directeur général des Patrimoines, dont chacun s’accorde à reconnaître la
grande expérience, le sens de l’Etat, le sens de la diplomatie, son adjoint
en charge de l’architecture, Bertrand-Pierre Galey, mais aussi l’ensemble
des équipes de la Direction générale qui ont contribué à l’organisation de
ces journées, notamment Pascal Liévaux, François Muller et tant d’autres.
Pour garder le cap de l’action, la réflexion et la mise en perspective
s’avèrent indispensable : tel est le sens des Entretiens.
J'ai souhaité qu'à cette occasion cette manifestation soit renouvelée et
associe, à l'image de la direction générale des patrimoines créée au début
de l’année 2010, les patrimoines et l'architecture - car c'est un
rapprochement qui fait particulièrement sens aujourd’hui. Le patrimoine
n’est pas figé, fixé de toute éternité : il est en mouvement, il est ce que l’on
transmet aux générations futures et ce que nous lèguent les créateurs,
architectes et urbanistes d’aujourd’hui. De ce point de vue, le thème retenu
cette année « Patrimoines et architectures des métropoles durables » se
prête particulièrement à une réflexion portant parallèlement sur le
patrimoine pris dans toutes ses composantes et sur l'architecture dans des
territoires qui se caractérisent par leur étendue et par leur hétérogénéité -
des territoires qui sont le présent et l’avenir du monde.
Dans Métropolis de Fritz Lang, dans Alice dans les Villes de Wenders,
dans Paris, je t’aime d’Olivier Assayas, pour comprendre le monde, le
héros – l’oeil de la caméra - observe d’abord la ville et les signaux qu’elle
renvoie. Vous l’avez dit dans vos travaux : la métropole contemporaine se
dessine, se raconte, se cartographie, se lit, se photographie, s’écrit, se
filme aussi : cadre de vie pour plus de 80% de nos concitoyens, elle est
l’horizon de notre quotidien, le cadre d’expression de nos pratiques, de nos
cultures – urbaines ou non -, de nos sensibilités.
La ville est en effet le territoire par excellence du lien social, le lieu où
s’exprime les tensions, les ruptures, les fragmentations. Il revient aux
architectes, aux urbanistes, aux acteurs du patrimoine de les penser. Il
revient aux acteurs publics de les organiser, de les transformer et de
promouvoir les nouvelles formes de ce qu’on appelle par commodité le
“vivre ensemble”.
Ce projet ambitieux, c’est celui de la consultation internationale sur le
Grand Paris, conduite par le ministère de la Culture et de la
Communication à la demande du Président de la République. Vous le
savez, cette dernière a connu un succès médiatique et un intérêt sans
précédent en France mais aussi à l’étranger.
Pendant 9 mois, 10 équipes internationales pluridisciplinaires – architectes,
urbanistes, économistes - soit 500 personnes ont travaillé pour produire
une somme de propositions et de projets sur le Grand Paris. Ces résultats
ont été présentés au public au printemps 2009 à la Cité de l’architecture et
du patrimoine, mais aussi dans de très nombreuses villes dans le monde,
notamment aux biennales d’architecture de Venise et, en ce moment
même, de Sao Paulo. Ce projet ambitieux a permis de renouveler notre
regard sur les grandes métropoles et sur les enjeux de la ville du XXIe
siècle : la mobilité, l’attractivité internationale, la gouvernance, le
développement durable, la promotion de la créativité, aucun sujet n’aura
été esquivé.
Car la question métropolitaine est devenue une des questions centrales du
XXIe siècle. Imaginons par exemple - ce fut le sens des réflexions des dix
équipes pluridisciplinaires qui ont travaillé sur l’avenir de la métropole - que
l’espace habité ne se pense plus selon les oppositions traditionnelles entre
rural et urbain, entre centre et périphérie. C’est tout le sens du projet de
Tour Médicis, entre Clichy et Montfermeil – Claude Dilain et Xavier
Lemoine, maires des deux communes vous en ont parlé : montrer qu’un
équipement culturel rassemble les populations et crée en lui-même de
nouveaux désirs, de nouvelles pratiques et de nouvelles frontières
artistiques, en écho avec l’idée d’un creuset culturel au service du Grand
Paris de la culture.
Imaginons, désormais que nous regardions désormais
cet espace comme un espace humanisé, un territoire qui agglomère les
désirs et les solidarités, les ressources industrielles, tertiaires, agricoles au
plus près de l’usager, un territoire qui intègre le paysage comme une
donnée urbaine. C’est ainsi que je vois et que je me représente la
métropole de demain.
Penser et gouverner la cité, c’est aussi, aujourd’hui, se donner les moyens
d’une nouvelle lecture des changements sociaux et d’un nouveau rapport
au territoire, à la culture de la mobilité, des vies en trajets et en étapes, de
l’importance nouvelle du temps libre. Dans ces conditions, la question qui
se pose aux urbanistes, aux architectes, aux élus est bien celle du « faire
société ensemble » alors que nous sommes dans une société de
privatisation du lien social et d’individualisation des trajets. Si nous n’y
prenons garde, nous allons vers une société de la fragmentation politique et
du communautaire pur. Tout l’enjeu consiste à transformer chaque ville
dans le respect des individus et dans la juste interprétation des nouvelles
solidarités qui se tissent à l’âge numérique. En d’autres termes, penser et
administrer la ville du XXIe siècle, c’est plus que jamais connaître son
passé, son présent, mais aussi porter une vision et imaginer son futur. Les
expériences conduites par les grandes métropoles régionales (Lille,
Bordeaux, Lyon-Saint-Etienne, Le Havre) mais aussi en Europe et dans le
monde - de nombreuses illustrations vous ont été données entre hier au
aujourd’hui - la maturité dont elles ont fait preuve dans la
conduite de projet, la qualité des réalisations et les nouvelles approches
qu'elles ont fait émerger, confirment la mutation de la pensée politique et de
l’expertise technique dans la « fabrique » de la ville.
L’identification, l’étude, la préservation et la valorisation du patrimoine,
l'élaboration et la mise en oeuvre du projet urbain, le rôle dévolu aux
experts, aux professionnels mais aussi aux habitants à chaque étape du
« processus de patrimonialisation », de l’identification à l’appropriation, sont
riches d’enseignements spécifiques. À cet égard je veux mentionner la
réalisation de l’Atlas du Patrimoine, formidable outil de diffusion vers le plus
grand nombre et, en premier lieu les collectivités territoriales grâce à des
informations patrimoniales géo-référencées.
Instrument de compréhension, creuset de références et source de création,
le patrimoine concrétise, chacun le mesure, la valeur symbolique d’un
territoire, la représentation par elle-même d’une communauté. Il est
constitué de repères matériels ou immatériels reconnus pour leur
représentativité. Inscrits dans un environnement auquel il sont liés, ces
repères sont autant de châteaux, d’églises, de fermes, d’usines, de statues,
témoins de savoir-faire, de pratiques, d’élans spirituels, de projets
économiques, d’ambitions esthétiques. Au delà de son pouvoir
d’identification personnelle et de reconnaissance universelle, le patrimoine
tisse un maillage mémoriel. Héritage pluriel et vivant, le patrimoine, ancré
dans le passé et projeté dans l’avenir, habite le présent et lui donne un
sens. C’est pourquoi j’ai souhaité promouvoir une politique de protection
large et diversifiée pour signifier combien le patrimoine est une matière
vivante et fragile. Le patrimoine industriel, scientifique et technique, le
patrimoine du XXe siècle, le patrimoine du logement social continuent
d'être un sujet d'intérêt pour notre politique de protection. En témoigne la
publication de l’ouvrage remarquable consacré aux grands ensembles. Les
campagnes récemment conduites en Nord-Pas-de-Calais sur le patrimoine
minier, ou au plan national sur les phares du littoral, illustrent cette
préoccupation pour la conservation de la mémoire récente de notre pays.
Je ne veux pas non plus oublier la question de la trace mémorielle, des
patrimoines immatériels, ces « cultures sensibles » pour reprendre le mot
d’Alain Corbin qui façonnent imaginaires et pratiques.
La protection, vous le savez, prend d'autres formes, plus larges, qui
reconnaissent l'ensemble d'une politique urbaine ou de mise en valeur.
Ainsi les secteurs sauvegardés ont pour objet de préserver le patrimoine
conçu comme un ensemble urbain ou paysager, dont chaque élément
contribue à la mise en valeur de l'ensemble, y compris les espaces
communs non bâtis, les aménagements de voirie et de mobilier urbain. En
d’autres termes, l’ambitieuse politique en matière de paysage que je
conduis doit aujourd’hui considérer ces ensembles complexes formés de
vides et de pleins, les gestes les plus élégants de l’architecture mais aussi
les friches, ces « tiers paysages » trop souvent oubliés dont parle Gilles
Clément.
Ces instruments de protection évoluent, vous le savez, dans leur
élaboration et leur mise en oeuvre pour intégrer de nouveaux paramètres
tels que la prise en compte des objectifs du développement durable et les
partenariats indispensables avec les collectivités territoriales. Les « Aires
de mise en valeur de l'architecture et du patrimoine » (AVAP), qui doivent
se substituer aux 450 ZPPAUP existantes dans un délai de 5 ans, devront
tenir compte d'un bilan environnemental préalable et établir des axes
d'amélioration au même titre que de mise en valeur du patrimoine
architectural. Ce dernier point est tout à fait essentiel. Il traduit bien le lien
de complémentarité entre le patrimoine hérité et le patrimoine créé ici et
maintenant.
Ces interrogations remettent en cause les usages actuels ainsi que les
pratiques des professionnels de l’architecture et du patrimoine.
L’organisation de ces Entretiens par mon ministère entend contribuer à la
réflexion nécessaire sur la gouvernance et la conduite des projets urbains
et paysagers dans en environnement social et mondial en pleine mutation.
En d’autres termes, c’est faire le choix de la métropolisation choisie face à
l’urbanisation subie. Nouvelles échelles territoriales, expertises croisées,
nouveaux modèles économiques, intégration de l’économie-monde,
nouvelles technologies et nouveaux réseaux : tels sont les enjeux qui se
trouvent devant nous, telles sont les frontières et les champs d’action que
mon ministère entend porter dès maintenant au service d’une politique du
patrimoine et du paysage urbain qui sache réconcilier les héritages et la
création, l’héritage culturel et historique et les dynamiques sociales de la
ville contemporaine. C’est toute l’ambition d’un « humanisme à visage
urbain » qui guide ma politique en matière d’architecture et de projets
patrimoniaux.