Elle fait feu de tout bois. Une publicité pour le Guide Vert, le patrimoine de la chanson française, la photographie d’une rue parisienne où sont inscrits les mots « Bienvenue à Babelville »… Tout, depuis ces petits faits de la vie quotidienne jusqu’aux productions culturelles d’un Munch, d’un Deleuze ou de l’artiste contemporaine Ann Veronica Janssens, peut servir d’étincelle à une pensée vive comme l’éclair, toujours en éveil, toujours mobile.
De fait, le 18 octobre, la Néerlandaise Mieke Bal, théoricienne de la culture invitée au Collège de France, a scruté avec brio les enjeux contemporains de la création intellectuelle et artistique en Europe, lors de la leçon inaugurale de la chaire annuelle consacrée à « l’invention de l’Europe par les langues et les cultures », qui a vu le jour en 2021 grâce au soutien du ministère de la Culture (Délégation générale à la langue française et aux langues de France).
A l’heure où le continent et ses enjeux sollicitent fortement le débat public, les artistes et les penseurs d’aujourd’hui, qui vivent et approfondissent l’étonnante richesse linguistique, la grande pluralité des formes d’expression et la diversité des patrimoines européens, peuvent offrir à tous les citoyens une meilleure compréhension et appropriation de ce qui, en eux-mêmes, les porte et les dépasse.
C’est là l’un des défis relevés par Mieke Bal, sémiologue, artiste, vidéaste, professeur de théorie littéraire et esthétique à l’université d’Amsterdam et à l’Académie royale néerlandaise des arts et des sciences, qui s’est décrite, pour les internautes du Collège de France, comme « une femme à scandales ». Sans doute n’en faut-il pas être moins, aujourd’hui, pour faire éprouver et penser dans toute son ampleur ce Rêve culturel d’une Europe une et plurielle.
Mieke Bal, pourquoi avoir intitulé votre séminaire 2022-2023 au Collège de France, « Un rêve culturel : l’Europe au pluriel ? »
Cet été, comme je venais d’être élue à cette chaire annuelle, j’ai remarqué dans les stations de métro de grandes affiches publicitaires du Guide Vert, avec pour slogan : « L’Europe de vos rêves ». Cela m’a semblé parfaitement approprié au titre de la leçon inaugurale que je devais concevoir, qui commençait alors à me hanter.
En effet, un rêve, c’est comme un fantasme, l’esquisse d’un idéal. L’imagination s’y révèle désireuse de projeter quelque chose de beau. Pour moi, comme chercheuse et réalisatrice, l’imagination est indispensable.
De plus, l’intitulé de la chaire annuelle met en avant « l’invention » de l’Europe, et spécifiquement les penseurs et créateurs comme sujets de cette invention. Je me suis aperçue alors que l’invention de l’Europe est un processus continu et sans fin. Cela m’a vraiment emballée ! J’y ai vu un paradoxe constructif.
Le sens positif de la pluralité m’a tout de suite paru important. La pluralité des pays, langues et cultures, très clairement indiquée dans l’intitulé de la chaire, n’est pas un problème pour l’idée de l’Union européenne, comme un tout, car ces pluralités, justement, la constituent. C’est ce qu’est, c’est ce que fait l’Europe. C’est par elle que l’Europe comme union est unique.
Alors, de nombreux souvenirs de mes voyages à travers l’Europe me sont revenus. Ce sens si positif de la curiosité, que suscite la pluralité et les différences, fut aussi, pendant mon adolescence, ce qui m’a fait choisir le français en tant que langue étrangère. Ce fut mon premier domaine d’études, non seulement une étude linguistique, mais encore une véritable source de culture, une ressource culturelle. Il faut savoir que j’ai été élevée par une mère qui adorait les chansons françaises, de Brassens à Brel, de Piaf à Patachou. Elle achetait leurs disques, et elle nous menait même à leurs concerts. Dès que je suis arrivée à lire dans cette langue, je me suis approprié sa littérature. Et ça ne m’a pas divisée ! Il n’y a pas plusieurs Europes. L’Europe se trouve unie dans ses pluralités. Elle forme un tout sans être totalitaire.
Toutefois, on s’inquiète aujourd’hui du devenir de l’Europe. Qu’en pensez-vous ?
L’Europe souffre surtout de l’hyper-capitalisme, qui détruit peu à peu tous les moyens d’existence qui ne lui sont pas compatibles. Un fléau qui touche le monde entier. Qu’on songe, en Europe, aux habitants des zones dites périphériques. C’est la pire des menaces, quant aux pluralités culturelles dont nous parlions. A ce sujet, je compte aborder, dans mon séminaire, les travaux de la sociologue Eva Illouz et son concept de « capitalisme émotionnel ».
Du côté de la pluralité des langues, le mot et le mythe du « babélisme » évoquent la division de l’humanité en autant de communautés linguistiques. Pour moi, il n’y a pas là d’inconvénient réel. Lors de ma leçon inaugurale, j’ai montré une photographie du trottoir de ma rue, dans le XIe arrondissement de Paris, où se trouve inscrit dans des couleurs brillantes : Bienvenue à Babelville. Tout en reconnaissant la pluralité des langues de ce quartier interculturel, le mot « bienvenue », et le geste d’accueil qu’il exprime, donne au « babélisme » un sens positif.
J’ai aussi expliqué la façon dont on peut « négocier » cette pluralité de langues en devenant « trilingue ». Chacun parle sa langue maternelle, quelle qu’elle soit. Puis chacun possède des éléments d’anglais, car l’anglais est devenu une langue-outil, qui nous ferait presque oublier qu’il y a celle de Shakespeare. Enfin, il est souhaitable que chacun pratique une troisième langue, de son choix, qu’on adopte dès l’école, pour en faire une langue choyée, qu’on chérit pour sa contribution à une vie dans la multiplicité.
Dans votre leçon inaugurale, vous évoquez aussi la notion de « sémiosphère européenne ». Qu’est-ce qu’une sémiosphère ?
C’est la base méthodologique de mon enseignement, cette année. Sémio-, racine grecque, réfère à la production et à l’usage du sens. J’ai invoqué ce concept pour les avantages qu’il a, au-delà des simples enjeux linguistiques. La sémiosphère désigne en effet les aspects de la communication qui sont limités par des spécificités régionales, comme, dans le cas présent, l’Europe, mais non par ses frontières intérieures, ni même ses frontières linguistiques.
J’ai en effet des objections assez fortes contre l’idée qu’une frontière ait pour fonction première de séparer. Une frontière est aussi un terrain, un espace de négociation.
Quant à l’idée de sémiosphère, elle implique un caractère changeant, jamais figé. C’est une sphère, ou un espace, où certaines habitudes sont communes. Selon Youri Lotman (1922-1993), qui fut le premier à proposer cette notion, et qui lui-même était pourvu d’une « identité changeante » (Estonien, Russe, Juif, littéraire et sémioticien), la sémiosphère facilite une méthodologie flexible. Elle permet d’accorder une attention précise aux objets, qui sont mis en état, par le chercheur, de « répondre » aux interprétations, sans redouter l’interdisciplinarité. Ces trois aspects ont à mes yeux une importance capitale.
Par ailleurs, l’idée d’une esthétique « saharienne », dont je me sers aussi, et qu’on trouve chez Gilles Deleuze (1925-1995) met l’accent sur ce caractère changeant que je viens de mentionner : les dunes de sable du désert changent constamment.
Vous n’hésitez pas à affirmer que votre méthode procède aussi de votre « sphère de pensée saharienne personnelle ». De quoi s’agit-il ?
Essentiellement d’une plaisanterie ! A travers cette allusion à ma propre attitude vis-à-vis des objets culturels que j’étudie, qui s’appuie, comme je vous ai dit, sur leur appartenance à une sémiosphère et sur un esprit d’interprétation proche de l’esthétique « saharienne », c’est-à-dire changeante, mouvante, chère à Deleuze, j’aime aussi l’idée de rester loyale à ma formation en analyse détaillée, qui met en relief les petites choses, les formes, les significations, les sens, qui comptent dans les œuvres d’art et les objets culturels.
Pour le caractère personnel, voire subjectif, de ma pensée, je vous répèterai le propos de mon entretien donné au Collège de France : je n’ai jamais réussi à être obéissante. J’ai souvent provoqué des réactions scandalisées, surtout à mes débuts, quand je faisais mes recherches sur la base de mes propres convictions, plutôt que de me ranger sagement aux méthodologies, devenues parfois dogmatiques, des disciplines scientifiques.
Par exemple, dans ma leçon inaugurale, j’étudie l’aspect formateur du voyage, tel qu’on le concevait encore au XVIIIe siècle, que je rapproche de la notion de stage (apprendre par la pratique). Ce qui me conduit à m’intéresser aux voyages d’Edvard Munch, jeune élève artiste, au cours desquels il peint des vues de Paris depuis les balcons des immeubles haussmanniens où, à la différence de celles de Caillebotte, par exemple, sur les mêmes sujets, il réussit à peindre l’aliénation et la mélancolie dues à la solitude. J’ai toujours, dans mes travaux, intégré ainsi des méthodes et des aspects dérivés de mes excursions hors de mon domaine officiel d’expertise.
Vous avez terminé votre leçon en évoquant l’installation d’Ann Veronica Janssens, visible au Panthéon jusqu’au 30 octobre. Il s’agit d’un grand miroir posé sur le sol, sous le pendule de Foucault, qui évoque les oscillations du globe terrestre. Pourquoi ce rapprochement ?
L’œuvre d’Ann Veronica Janssens nous apprend à regarder. Elle intègre dans l’acte de voir celui de voyager dans tous les sens : de haut en bas, du passé au présent, de la stabilité au mouvement.
Le regard est un principe actif, un mode de compréhension. Ce que j’appelle « l’inter-gration » (avec le r ajouté pour conserver la relation que semble dissoudre l’intégration) entre « percevoir » et « comprendre » rejoint parfaitement, pour notre temps, ce que poursuivait Munch dans ses peintures de voyage. Janssens est en effet une artiste-penseuse, qui s’adresse dans ses œuvres aux phénomènes naturels, physiques, dont, dans le cas du Panthéon, le mouvement même de la terre.
L’inter-gration de la pensée et de l’art nous incite donc à nous identifier à un ensemble qui, tout en se mouvant, nous meut. Elle nous pousse à vivre ensemble en s’identifiant aux éléments – idées, sensations, paysages, personnes – d’une sémiosphère. Rien n’y est pourvu d’une identité fixe, mais rien non plus n’y est arbitraire, car le mouvement, tout en empêchant la fixité, est la base de la vie.
L’œuvre d’Ann Veronica Janssens nous parle des tours de la planète sur elle-même, qu’évoquent le pendule de Foucault et le titre de l’œuvre, 23 : 56 : 04 (la durée de chaque tour). Or, le miroir immense qui nous parle magnifiquement de ces mouvements du globe terrestre est – et c’est significatif (même s’il s’agit bien sûr de contraintes techniques et logistiques) – fragmenté. C’est une métaphore, de mon point de vue, de l’idée de l’Europe et de la pluralité dont je me suis faite l’avocate.
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