Comme chaque année, Visa pour l’image porte un regard pluriel et engagé sur le monde qui nous entoure. De l’Ukraine à Gaza, en passant par le Mexique, l’Afghanistan, l’Érythrée, le Soudan ou Haïti, l’édition 2024 du festival international du journalisme donne, jusqu’au 15 septembre, un éclairage saisissant sur les zones de tensions et les territoires de conflit qui marquent ou ont marqué la planète. Entre géopolitique concrète et histoires de survie, le festival nous raconte le monde de façon singulière.
Visa pour l’image, c’est aussi une autre manière de parler des phénomènes sociétaux, comme la place grandissante des écrans dans la vie quotidienne des adolescents français documentée par Jérôme Gence, ou culturels, comme le formidable reportage au long cours réalisé par Jean-Louis Fernandez au sein d’une institution culturelle comme on ne l’a jamais vue : la Comédie-Française.
Et comment ne pas revenir sur l’événement sportif de l’année, les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 ? Pour cela, Visa pour l’image a laissé carte blanche au collectif des photographes de l’AFP. Depuis les athlètes du triathlon féminin plongeant dans la Seine depuis le pont Alexandre III jusqu’aux cyclistes passant devant le Sacré-Cœur, en passant par le champion de surf s’élevant au dessus-de l’eau sur le site mythique de Teahupo’o à Tahiti, ce sont, pour reprendre les mots des commentateurs sportifs, « des images que le monde entier nous envie ».
La Comédie-Française saisie sur le vif
Dans « Comédie-Française : histoires de théâtres », virevoltante plongée dans la vie de la vénérable institution signée Jean-Louis Fernandez, le mot « histoires », évocateur d’un temps long qui n’est pas celui de l’instantanéité de l’image, interpelle. Il n’en est pourtant pas de meilleur. « J’ai passé un an en immersion avec la troupe de la Comédie- Française, dit Jean-Louis Fernandez, photographe de spectacle vivant qui, avant la Maison de Molière, a documenté le Théâtre national de Strasbourg dirigé par Stanislas Nordey. Quand il s’est agi de donner un titre pour cette série présentée au festival « Visa pour l’image », le mot histoires allait de soi. Ce sont des histoires de théâtres dans tous les sens du terme ».
Loïc Corbery en « pause », comme endormi pendant une représentation du Misanthrope - quelles sont les images, les songes, sous les paupières de celui qui sera bientôt de nouveau sur scène se demande-t-on ? -, saisissante photo d’Elsa Lepoivre et Gaël Kamilindi pendant une répétition de Lucrèce Borgia de Victor Hugo… l’œil affuté de Jean-Louis Fernandez ne lâche rien et les histoires galopent. « Je suis fasciné par les moments de concentration, de préparation, de doutes, de rires, ou encore par la façon dont on découvre un texte autour d’une table. On fait une lecture, puis tout à coup on se pose mille questions, on essaye telle scène à côté de la table de répétition, le metteur en scène dit si on fait cela, ça sonne ça, mais s’il change l’intention, ça donne autre chose. Sur une même scène, on peut avoir dix variations alors que les mots sont les mêmes. Ce sont des moments magiques. Je n’aime rien tant qu’essayer de capter ces moments de vie, leur mouvement. Si une main bouge par exemple, c’est ce mouvement qui donne sa puissance à la photo ».
Des histoires magnifiées par le grain particulier du noir et blanc, partout dans ce terrain de jeu magique qu’est la Comédie française, « dans les salles de répétition, les loges, au maquillage et le foyer ». « Tous les théâtres ont un foyer des artistes, mais celui de la Comédie-Française, contrairement aux autres, qui sont dans les sous-sols ou derrière la scène, donne sur la place Colette et bénéficie d’une lumière naturelle. J’ai adoré faire des photos dans cet endroit rempli, qui plus est, de tableaux historiques qui ajoutent un autre cadre dans l’image ». Des histoires, enfin, dont le photographe a eu la bonne idée de confier le commentaire à Eric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française : « Qui mieux que lui, qui connaît cette maison depuis 25 ans, tantôt dans l’habit du comédien, tantôt dans celui du metteur en scène, pouvait écrire ces légendes ? Ce sont des petites phrases, des petits mots très justes et beaux, comme par exemple ceux qui accompagnent la photo de Loïc Corbery endormi : « Dormir au théâtre, le sommeil le plus profond. Le Misanthrope en profite ».
« Je ne sais à quoi attribuer l’émotion immédiate que me donnent les photos de Jean-Louis Fernandez, et le sentiment, la certitude qu’y affleure de façon chirurgicale et amoureuse - les deux étrangement compatibles - une vérité du théâtre », écrit Denis Podalydès dans le texte qui accompagne l’exposition. Il est des compliments moins élogieux.
La malédiction des écrans
Initié dans le cadre de la « grande commande photographique » pilotée par la Bibliothèque nationale de France, dont la vertigineuse exposition « La France sous leurs yeux » a rendu compte aux printemps dernier, le travail de Jérôme Gence sur la relation que les jeunes entretiennent avec les écrans est glaçant. Son titre « Grandir dans la cour d’écrans » - difficile de trouver mieux - par la substitution qu’il opère, celle de l’être de chair, le grand, par le virtuel, l’écran, donne le ton. « Trente-six heures. C’est le temps moyen que les adolescents français passent par semaine devant les écrans. L’équivalent d’un travail à temps plein », écrit Jérôme Gence tout en faisant l’amer constat que les adultes, qui consultent leurs smartphones « toutes les six minutes » ne montrent pas l’exemple. Le photographe s’exprime en expert. Depuis 2017, l’impact d’internet et des nouvelles technologies sur les sociétés est au cœur de sa démarche artistique. Son travail est notamment publié dans Le Figaro, Stern, Der Spiegel, Le Monde, Die Zeit, Polka… En 2020, il a remporté le prix Pierre et Alexandra Boulat 2020 pour « Télétravail : Allô, bureau bobo ».
Des écrans, il y en a partout dans « Grandir dans la cour d’écrans ». Deux exemples : des adolescents en groupes montrent les applications installées sur leurs smartphones ; deux sœurs sont photographiées côte à côte dans la cuisine familiale, leurs téléphones posés devant elles, un vrai pour la plus grande, un factice pour la plus jeune. Ces jeunes, qui aujourd’hui ne peuvent plus se passer de leur téléphone, savent-ils seulement que l’horreur, potentiellement, n’est jamais loin dès qu’ils l’ont en main ? « Aujourd’hui, nous sommes à quelques clics seulement d’un monde virtuel où se retrouvent au même niveau l’amour et la pornographie, l’information et le complotisme, la justice et la délation, le poète et l’influenceur. Le tout propulsé en continu par la force des réseaux sociaux et des plateformes de vidéos et de jeux en ligne », écrit encore Jérôme Gence. Avec à la clé des risques qui font frémir : « Pour les jeunes Français, cette évolution n’est pas sans conséquence sur leur santé, leur développement psychique et leur sécurité face notamment aux risques de cyberharcèlement et de mauvaises rencontres. Oui, aujourd’hui les écrans et les applications éduquent nos enfants, les amusent, les calment, les aident à s’endormir… mais à quel prix ? » interroge Jérôme Gence.
La photo la plus impressionnante de la série montre un "écoutant" du 3018, le numéro pour les jeunes victimes de harcèlement et violences numériques, tenant le bas de son visage entre ses mains alors qu’un jeune lui parle de ses envies suicidaires. Quel est le plus frappant ? De percevoir l’incrédulité, l’inquiétude sur son visage ? Ou que l’expression de celui-ci, en une imitation parfaite de l’émoticône qui mime l’effroi, rappelle décidément l’omniprésence des écrans dans nos vies ? La mesure interdisant les téléphones portables en classe expérimentée en cette rentrée scolaire par 200 collèges arrive à point nommé.
Visa pour l'image, des histoires du monde
C’est « Un monde dans la tourmente », pour reprendre le titre de l’exposition retraçant trois décennies de travail de la photographe Paula Bronstein, que montre pour l’essentiel l’édition 2024 du festival « Visa pour l’image ». Un monde hanté par « La tragédie de Gaza » de Loay Ayyoub, lauréat du Visa d’or de la ville de Perpignan Rémi Ochlik 2024 : durant cinq mois, du premier jour de la guerre jusqu’à ce qu’il trouve refuge en Egypte fin février 2024, le photographe a couvert la crise humanitaire à Gaza pour le Washington Post ; un monde dans lequel l’atteinte systématique au corps des femmes dans la guerre semble être une stratégie universelle dans « Le corps des femmes comme champs de bataille » de Cinzia Canneri, lauréate du prix Camille Lepage 2023, pour son projet documentant le sort de femmes érythréennes et tigrinyas fuyant l’Érythrée, l’Éthiopie et le Soudan ; un monde, celui des « Deux murs » d’Alejandro Cegarra où le Mexique applique désormais des mesures d’immigration draconiennes ; un monde dans lequel les gangs s’imposent en maîtres dans Port-au-Prince dans « Haïti : le pouvoir des gangs » de Corentin Fohlen ; un monde où les Talibans règnent à nouveau sur l’Afghanistan dans « La vie sous les talibans 2.0 » de Afshin Ismaeli ; ou encore un monde mettant en lumière le quotidien des habitants du Donbass, région déchirée par la guerre dans l’est de l’Ukraine dans « À 5km du front » de Anastasia Taylor-Lind, lauréate de la bourse Canon de la femme photojournaliste 2023, pour ne citer que ces exemples emblématiques.
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