Pendant plus de cinq ans, il a été l’un des rares à avoir pu suivre de bout en bout la restauration de Notre-Dame. Le photographe Patrick Zachmann était, le 15 avril 2019, jour de l’incendie de la cathédrale, au milieu de la foule venue se masser près de l’épais nuage de fumée. Avec l’agence Magnum, il a noué un partenariat avec l’Établissement public chargé de la conservation et de la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris afin de documenter toutes les étapes du chantier.
Son travail l’a conduit à découvrir en profondeur les coulisses de ce bâtiment hors-normes et à rencontrer ceux qui l’ont rebâti. Son travail a été exposé sur les palissades du chantier et dans un livre, sorti en octobre 2021, écrit avec l’historien Oliver de Châlus, regroupant des notes jour après jour du photographe et une centaine de ses images. Pour Patrick Zachmann, habitué de ces travaux au long cours mais moins des questions de patrimoine, ce grand projet s’inscrit dans la lignée de deux des thèmes qui traversent son œuvre : la mémoire et l’identité.
Racontez-nous cette journée du 15 avril 2019, lorsque vous vous retrouvez près de Notre-Dame…
Ce jour-là, je circulais en scooter lorsque l’on m'a signalé de la fumée près de l'Hôtel de ville qui provenait probablement de Notre Dame. J’ai donc foncé sur place pour me retrouver sur le pont des Tournelles. Quelques Parisiens et des touristes, peu nombreux encore, étaient déjà là, devant ce spectacle hallucinant et terrifiant car les flammes étaient déjà très importantes. Il y avait également les premiers pompiers avec leurs lances à incendie. C’était un spectacle assez désolant avec des personnes qui pleuraient, d'autres qui priaient ou qui prenaient des photos avec leurs téléphones. J’ai ensuite fait le tour de la cathédrale et me suis rapproché le plus possible de l’édifice. Puis à un moment, j’ai entendu comme une rumeur, un cri venu de la foule quand la flèche est tombée. C’était un moment assez poignant.
Je n'avais pas mon appareil photo professionnel, seulement un petit appareil que j'ai toujours sur moi depuis le Bataclan. J'avais d’ailleurs à ce moment-là en tête tous les attentats terroristes islamistes survenus à Paris (en 2015 ndlr) que j'avais en partie couverts. C’est un souvenir assez traumatisant et je me disais : “ce n’est pas possible, ça ne va pas être encore être un attentat ?”.
Jusqu’à présent, Notre-Dame était un lieu que vous aviez peu fréquenté. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous immerger dans ces travaux de restauration ?
En effet, non seulement je ne suis pas croyant mais en plus, jusqu'à présent, je m'intéressais peu au patrimoine, encore moins aux édifices religieux. Depuis presque cinquante ans, je photographie surtout les gens, donc pour ceux qui connaissaient un peu mon travail – et d’abord pour moi ! – c'était une surprise de me voir m’aventurer sur ce terrain-là. Notre-Dame est certes un lieu de culte, mais c’est aussi un trésor patrimonial qui a une valeur symbolique forte. Je me suis aperçu, à la faveur de cet événement, à quel point ce lieu comptait et combien sa disparition brouillait nos repères.
On me demande souvent si je me considère comme un artiste ou un photojournaliste. Je suis les deux à la fois, mais jamais vraiment au même moment ni sur les mêmes sujets. Je suis curieux des autres, de ce qui se passe derrière les façades et les portes. Après ce 15 avril 2019, j'ai donc vraiment eu un réflexe de journaliste de vouloir voir à l'intérieur. J’ai donc développé, avec l’agence Magnum pour qui je travaille, un projet de suivi de ce chantier hors normes de documentation à la fois journalistique et artistique que j'ai soumis au ministère de la Culture qui assurait à l’époque directement la maîtrise d’ouvrage du chantier et qui a été accepté. J'ai commencé ce travail en juin 2019.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous êtes rentré dans la cathédrale en ruines ?
Je suis rentré après les premiers travaux d'urgence et avant d'engager la première phase de sécurisation. C’était une période où, finalement, il n’y avait pas d’engins de chantier ou d’outils qui pouvaient faire du bruit. Ce dont je me souviens en premier, c'est quand même ce spectacle assez incroyable avec ce trou béant causé par la chute de la flèche qui faisait que la lumière passait de façon complètement irréelle dans le bâtiment. Il y avait encore des chaises de fidèles restées telles quelles. C'était assez émouvant car cela contrastait avec le vide qui régnait dans la cathédrale. Et puis, il y avait évidemment des tas de bois, des poutres calcinées, des pierres qui étaient tombées… c'était très impressionnant.
Pour vous qui axez votre travail sur l’humain, ce travail de documentation était aussi une manière de mettre en valeur tous ceux qui ont contribué à la restauration de Notre-Dame ?
Je ne me serais jamais engagé sur ce projet au long terme s’il n’y avait pas eu cette dimension humaine. Je ne suis un photographe ni de paysage, ni de patrimoine : ce qui m'a toujours motivé, c’est de prendre en photo des personnes, des cultures ou des pays différents. Le chantier de Notre-Dame était très cosmopolite et composé de nombreux corps de métiers : charpentiers, tailleurs de pierre, restaurateurs et restauratrices de vitraux, de peintures ou de fresques, des facteurs d'orgue, des échafaudeurs, des architectes, des historiens... J’ai rencontré des personnes passionnées, fières de participer à ce chantier incroyable et conscientes de la dimension historique de Notre-Dame.
Ce travail a-t-il été pour vous particulièrement difficile d'un point de vue technique ?
Oui, car il y avait un protocole de sécurité très lourd à respecter avec des combinaisons, des chaussures de sécurité et un casque à porter. Le matériel que l'on faisait rentrer devait être sous plastique pour ne pas contaminer ensuite l'extérieur. Il fallait aussi avoir un masque à respiration assistée, ce qui était extrêmement contraignant car on ne pouvait pas le mettre plus de deux heures avant de repasser à la douche et faire une pause de 45 minutes. Au début, j'avais donc vraiment un problème pour prendre des photos avec parce que je n'arrivais pas à coller l'œil sur mon appareil.
Ensuite, physiquement, c’était aussi une épreuve : il faut grimper sur les échafaudages, passer dans des trappes étroites avec le matériel, se courber. Il y avait très souvent peu d'espace donc c'était un peu acrobatique ! Et puis il ne faut pas avoir le vertige pour grimper sur les échafaudages mais aussi sur la grue, haute de 90 mètres.
Vous parliez de votre travail à la fois d’artiste et de photojournaliste. Comment mettre de la distance entre certaines scènes qui pouvaient relever de l'artistique et l’objectif de documenter de manière très concrète ces travaux ?
Ce travail penche plus vers le photojournalisme avec ses contraintes techniques et de distance qui font qu’on ne peut pas aller partout. Moi qui faisais tout au 35 millimètres, qui aimais m'approcher des gens, je me suis retrouvé obligé de travailler au zoom, au grand angle et au téléobjectif. Mais j'essaye quand même d'y mettre une pointe d'artistique, mon empreinte, mon style et ma sensibilité.
Avec ce partenariat, j'avais aussi la responsabilité de documenter des aspects qui, a priori, ne m'intéressaient pas en tant que photographe ou artiste. Mais je l’ai quand même fait car certains éléments comme l'intérieur de la flèche, les charpentes, les chaînes, l'échafaudage installé pour restaurer la flèche ou les 200 tonnes d'acier calciné entremêlé qui pouvait faire penser à une sculpture d'art contemporain n’allaient ensuite plus être visibles. Ce sont donc des photos de témoignage qui revêtent un aspect historique. C'est vraiment le rôle de ce medium : être la mémoire d'étapes visibles à un moment donné, qui deviennent invisibles ensuite mais redeviennent visibles grâce aux images.
Vous arrivez au bout de plus de cinq ans de travail. Comment vous sentez-vous à l’aune de la réouverture de Notre-Dame ?
C'est une libération tant ce travail a représenté beaucoup de contraintes car j'étais souvent obligé de rester à Paris pour ne pas rater des moments forts. Je sais que désormais je peux repartir en voyage ou en reportage. Il y a aussi la peur du vide, que je crois ne pas être le seul à ressentir. Mais je ressens également une fierté, celle d’avoir pu prendre en photo quasiment toutes les étapes du chantier, depuis l'incendie jusqu'à l'ouverture, et même un peu après car ce qui m'intéresse, c’est aussi cette période où le public, touristes comme Parisiens, va pouvoir pénétrer de nouveau dans la cathédrale.
Votre regard sur Notre Dame a-t-il changé après tout ce temps passé sur place ?
Bien sûr car j'ai eu la possibilité de découvrir des endroits incroyables auxquels le public n'a pas accès. Je me suis retrouvé tout d'un coup face aux vitraux de la Rosace ou près des chimères et des gargouilles. Je me souviens de petits passages où j'avais à peine la place de circuler avec mes appareils photo ou quand j’étais tout en haut du beffroi ou près des cloches. Cela fait beaucoup de souvenirs que je garderai longtemps un peu jalousement parce qu’il est très difficile de transmettre cette émotion-là. Il y a donc une familiarisation avec ces éléments d'histoire qui rendent mon rapport à Notre-Dame maintenant extrêmement intime et personnel.
Je ne l'avais pas forcément compris tout de suite mais Notre-Dame a finalement une cohérence dans mon travail très lié à l'identité, puisque Notre-Dame et un point de repère symbolique très fort par rapport à la France et à Paris. J'ai également beaucoup travaillé sur la mémoire et plus exactement sur son effacement et avec cet incendie, c’est un pan de notre mémoire qui a disparu. Pour ça, la photographie est un medium assez fort pour garder une trace qui devient ensuite l'histoire.
Prochain épisode, mardi 12 novembre : Architectes, artisans, compagnons… ils ont reconstruit Notre-Dame de Paris.
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