Ce sont des histoires exemplaires. A une étape d’un parcours de vie difficile, ils se sont donnés à fond dans l’élaboration de leur propre exposition photographique à la Conciergerie. D’autres, ne sachant presque plus déchiffrer ni tracer des mots, se sont passionnés pour un objet africain exposé au musée du Quai Branly, au point d’en écrire une histoire imaginaire et d’en dire le conte aux visiteurs. Enfin, ce sont des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer qui, dans la salle Django de la Philharmonie de Paris, jouent avec les sons des instruments de musique pour en éprouver doucement les timbres et les vibrations.
Ce que ces personnes ont en commun, c’est la chance de pouvoir saisir leur droit culturel, un acte on ne peut plus difficile lorsqu’on est isolé, handicapé ou malade.
C’est conscient de ces difficultés que le ministère de la Culture, avec son opérateur Universcience, soutient, depuis déjà vingt ans, un double réseau d’établissements culturels publics qui développent ensemble cet accueil très spécifique : les missions Réunion des établissements culturels pour l’accessibilité (RECA) et Vivre ensemble (MVE). Ces missions ont fêté leur vingtième anniversaire, du 22 au 27 avril dernier, en faisant leur festival : un concentré, dans tous ces établissements, de visites guidées, d’ateliers, de rencontres des professionnels, de spectacles et de parcours miroir. Retour sur les témoignages de trois associations, partenaires de ces deux missions.
Vivre Ensemble et Aurore : à la pointe des droits culturels
C’était à Paris, en mai 2024, dans les anciennes cuisines de la Conciergerie (Centre des Monuments Nationaux), en marge de l’exposition des photographies d’Ahmet Ertug : quelques montages, collages et même quelques points de broderie sur papier photographique, à l’exemple même des œuvres du photographe turc exposées tout près de là. Un petit événement pas comme les autres : le fruit du travail minutieux des résidents de trois pensions de famille gérées par l’association Aurore.
Une pension de famille offre un logement individuel et un accompagnement social global dans un établissement collectif à des personnes qui ont un parcours de vie difficile. Une photographe professionnelle (Mélanie Legendre) avait accompagné ces résidents pour une balade photographique dans la Sainte-Chapelle, dans la Conciergerie et dans le 20e arrondissement parisien, puis les avait secondés dans leurs ateliers, chez eux. Rien de cela n’aurait été possible sans le service des publics de la Conciergerie (CMN) et sans la dynamique d’un réseau bien implanté en Ile-de-France : la mission Vivre Ensemble.
« Pour nous, chez Aurore, la culture c’est d’abord un droit fondamental. Reconnaître et respecter toute personne dans son identité quelle qu’elle soit et lui permettre de participer à la vie culturelle du territoire, nous explique Céleste Blanchandin, responsable Culture de l’association. Mais de plus, c’est un levier d’accompagnement social incroyable ! Les personnes que nous accompagnons nous le disent : c’est par les projets culturels de l’association que nous tissons du lien entre nous et avec les autres ! »
C’est là que la Mission Vivre Ensemble devient, selon Céleste Blanchandin, « incontournable ». « Nous travaillons avec un très grand nombre d’établissements culturels de ce réseau (que ce soient le château de Versailles, le musée du Louvre ou encore le musée du quai Branly-Jacques Chirac) qui se mettent en quatre pour nous aider, dit-elle : des tarifs accessibles (et parfois la gratuité), sans lesquels notre budget serait tout de suite dépassé, un interlocuteur dédié qui connaît nos problématiques, adapte la médiation et cherche les solutions pour que l’accueil de nos personnes en situation de précarité soit parfait, et enfin, des temps de formation gratuits à l’attention des travailleurs sociaux et de nos bénévoles, qui permettent à ces derniers de mieux connaître l’offre culturelle et de mieux la sélectionner. Enfin, ces formations transfèrent aussi aux intervenants sociaux le droit de parole pour leur groupe (c’est unique !) : ils peuvent conduire en autonomie la visite d’un monument ou d’un musée. »
La Mission Vivre Ensemble c’est aussi un processus constant d’améliorations, de dialogue et de partage d’expériences entre établissements culturels et structures sociales quand, par exemple, la juriste en droit des étrangers d’Aurore est intervenue dans un groupe de travail sur les réfugiés piloté par la Mission Vivre Ensemble auprès d’une quinzaine d’établissements du réseau : qu’est-ce qu’une personne migrante, un demandeur d’asile… ? quels documents demander pour justifier la gratuité, etc. ?
Vivre Ensemble au service de la lutte contre l’illettrisme
« Le premier été, c’était en 2009, où l’on a organisé des visites toutes les semaines dans des musées, se souvient Perrine Terrier, directrice de l’association Savoirs pour réussir - Paris, on s’est rendu compte en septembre que les jeunes avaient vraiment progressé et plus rapidement que dans le reste de l’année. C’est à ce moment que le musée du Petit-Palais nous a ouvert une perspective nouvelle en proposant à notre public de rédiger un parcours de visite. Et c’est alors que les gens du musée du Louvre et de la Bibliothèque nationale de France, qui avaient pris connaissance de ce travail, nous ont sollicités, dans le cadre de la mission Vivre Ensemble. »
Savoirs pour réussir - Paris est une association de lutte contre l’illettrisme auprès des adultes et des jeunes à partir de 16 ans. « Du point de vue culturel, ces personnes ne partent pas de rien. Elles ont à apporter et à partager, et font preuve d’une curiosité, d’une envie de découvrir des choses nouvelles, malgré une grande appréhension : la situation d’illettrisme peut leur faire honte. Ils risquent souvent de se déprécier eux-mêmes, et d’abandonner. Au contraire, les pratiques culturelles renforcent leur estime de soi, pourvu qu’on soit ambitieux et exigeant, à la fois sur la valeur de ce qu’on leur offre et sur leur propre engagement. »
« Des moments mémorables de notre partenariat avec Vivre Ensemble ? Eh bien, par exemple, en 2013 : la lutte contre l’illettrisme était cette année-là déclarée « grande cause nationale ». Nos jeunes avaient rédigé avec le Louvre un recueil de textes que l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme avait diffusé au millier de participants de ses Assises nationales. Ou bien l’opération « Dis-moi dix mots », du ministère de la Culture, en 2016, en relation avec le musée du Quai Branly : les jeunes choisissaient un objet exposé et en prenait prétexte pour écrire un conte. Puis, avec les conteurs du musée, ils le mettaient en voix, pour se produire devant l’objet, pour les visiteurs.
« On a travaillé aussi avec les Archives nationales. A priori, mettre le nez dans les registres et les documents administratifs, ce n’était pas gagné d’avance… Or les médiatrices des Archives ont été extrêmement pertinentes. Elles nous ont proposé le thème de l’amour et présélectionné des textes auxquels on ne s’attendait pas : une lettre d’amour de Napoléon à Joséphine, une lettre codée de Marie-Antoinette à son amant Fersen, le contrat de mariage de Molière, un poème de Louise Michel… Un autre grand moment, parmi toutes ces années, fut ce dessin d’un vitrail avec la basilique Saint-Denis… »
L’une des perspectives de l’association, pour compléter encore sa dynamique étonnante, soutenue admirablement par l’investissement constant en heures et en moyens des professionnels des musées, c’est de construire ses projets en impliquant davantage les personnes en situation d’illettrisme, du début jusqu’à la fin. « Nos publics ont des contraintes professionnelles ou sociales. Ils peuvent nous quitter parce qu’ils trouvent une formation ou un emploi qui les absorbent ou qui leur demande de déménager. C’est d’ailleurs une bonne nouvelle pour eux et un bon signe pour nous, mais nous devons prendre en compte cette volatilité pour organiser au mieux nos projets. »
Éveiller des sensations auprès des publics de France Alzheimer
« Pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer comme avec leurs aidants, l’intérêt pour la culture n’est pas, par la force des choses, du côté du savoir ou de l’apprentissage des pratiques, ni dans une visée d’insertion sociale, mais, clairement, dans l’expérience richement sensible d’instants partagés », précise d’emblée Patrick Barbeyron (Art, Culture et Alzheimer Paris). Les familles qui font face à cette maladie, en effet, se retrouvent souvent isolées, et absorbées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. « Être accueillis dans les musées, parfois des lieux prestigieux, par de jeunes médiateurs, souriants, aimables, qui s’adressent à notre public directement, stimulent son expression, lui demandent son avis, c’est vraiment très positif pour les familles touchées par la maladie. »
« Au rythme du souvenir », un programme de la Philharmonie de Paris, est un bel exemple d’accueil co-construit entre France Alzheimer et un établissement culturel. « Nous y faisons maintenant une bonne dizaine de visites sur site et autant de visites virtuelles chaque année, avec beaucoup de succès. Il y a d’une part un temps de visite autour d’un thème, au sein de la collection du musée de la musique, ensuite un musicien vient jouer d’un instrument dont il explique aussi la technique dans un dialogue avec les participants, puis enfin tout le monde se retrouve dans la salle « Django », où se trouvent à disposition une centaine d’instruments que chacun peut faire sonner. Pour des personnes malades, faire sonner une contrebasse, un clavecin ou un tambour éveille des sensations et des gestes. On passe un très bon moment tous ensemble ! »
En s’inscrivant dans le réseau de la Réunion des établissements culturels pour l’accessibilité (RECA), ces derniers tissent une relation suivie d’échanges fructueux avec les associations comme France Alzheimer. Cette dernière, par ailleurs, offre régulièrement des sessions de sensibilisation à la maladie qui sont indispensables aux médiateurs, conférenciers et personnels des musées, depuis les responsables de programmation jusqu’aux agents d’accueil. « Les gens du Jeu de Paume, se souvient Patrick Barbeyron, avaient posé beaucoup de questions pendant la session. Tout ce qui en est ressorti a été mis en pratique pendant les visites, pour le bien de tout le monde : le malade, l’aidant, les bénévoles, les conférenciers. Parmi ces derniers beaucoup me confient combien cette meilleure connaissance de notre public leur apporte de sérénité pour travailler. »
Deux réseaux collaboratifs d’exception dans le paysage culturel
Depuis 2003, à la demande du ministère de la Culture, Universcience fédère et amplifie les actions conduites par une cinquantaine d’établissements culturels franciliens en matière d’inclusion. Musées et monuments, bibliothèques et archives, théâtres, salles de concert, parcs, centres d’art contemporain ou de culture scientifique et technique..., ces lieux culturels sont membres de deux réseaux : la Mission Vivre ensemble (MVE), et la Réunion des établissements culturels pour l’accessibilité (RECA), qui partagent leurs travaux, leurs réflexions et leurs ressources, au bénéfice des publics qui relèvent du champ social et du handicap. Universcience pilote ces groupes de travail qui regroupent aujourd’hui 42 établissements culturels pour la RECA et 50 pour la MVE.
La Réunion des établissements culturels pour l’accessibilité (RECA) vise à améliorer l’accueil des personnes handicapées au sein des établissements culturels : améliorations architecturales, éditoriales, informatiques et techniques, optimisation de l’accessibilité pour tous.
La Mission Vivre ensemble lutte contre l’exclusion culturelle. En collaboration étroite avec des acteurs engagés (bénévoles des associations de solidarité, éducateurs, travailleurs sociaux, formateurs, animateurs…) et impliqués dans la prévention, l’insertion, la restauration du lien social ou encore l’apprentissage du français, les membres de la MVE œuvrent pour toucher les publics vulnérables et défavorisés.
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