Le Printemps des Poètes, comme une seconde fête de la musique, encourage tout le monde, professionnels ou amateurs, à organiser des événements. Au total, il s’en trouve des milliers dans toute la France, portés par les auteurs, les acteurs de la culture et l’Education nationale.
Or le sait-on vraiment ? Un phénomène remarquable s’est développé en poésie avec les années : désormais, les poètes montent en personne sur la scène. S’il y a toujours, traditionnellement, des comédiens pour produire des lectures magnifiques, force est de reconnaître que l’écriture contemporaine s’élabore aujourd’hui in vivo.
Dans ce second article, nous proposons sur le sujet les témoignages de poètes contemporains. Ces quelques voix d’auteurs attirent l'attention sur cet art d’accueil, cet art vivant, qui ré-envisage les mots et le sens, un art ouvert sur l’autre et le différent, engagé, multilingue. Elles donneront, nous le souhaitons, le désir de mieux connaître la poésie contemporaine, et de profiter du Printemps des Poètes pour la rencontrer.
Des collectifs où exercer une voix intime
Margot Ferrera est « hôtesse de poésie » au sein du collectif Mange tes mots. « Nous animons des séances de lectures dans les cafés, les bibliothèques, les festivals, les jardins… Il s’agit de véritables laboratoires où tout le monde peut venir montrer les textes qui sortent de sa forge personnelle, pour les laisser s’épanouir au contact d’autres oreilles et aussi d’autres langues. Pour nous, l’essentiel c’est le soin. Celui qu’on apporte à l’accueil des personnes et des textes, qu’elles écrivent en secret ou qu’elles soient publiées, peu importe. Pour ma part, chaque poème de mon dernier recueil a été ainsi affiné et poli par le travail de la scène. Et c’est là que je me situe : valoriser l’expression poétique hors du livre, pour mieux y revenir, chargée de rencontres et de forces. »
Ces lieux où la parole intérieure est reçue ne sont plus rares. L’époque veut ça : « Beaucoup de gens, aujourd’hui, se trouvent réduits au silence, ou… aux bavardages creux, aux mensonges et à la propagande. On observe une grave dévitalisation de la parole, une évaporation du sens, un effondrement de la valeur des mots. Inversement, tant de personnes bouillonnent de choses à dire. Le poème est un moyen simple et fluide de se réapproprier sa propre parole et de l’adresser à l’autre. L’intime est politique, assurément. Nos intimités conjuguées font bruissements et voix communes. Et quand le poète y apporte son travail d’orfèvre des mots, son imaginaire, les formes de sa langue personnelle, c’est une explosion de saveurs. »
Un public jeune, sensible à « l’éco-poétique »
Benjamin Guérin nous le fait observer : la poésie vit une période de rêve. « Il n’y a pas eu souvent dans l’histoire autant de poètes et d’éditeurs de qualité, ni un tel engouement du public. » De plus, nous explique-t-il, les jeunes lecteurs arrivent en nombre. « Les libraires le disent : la poésie contemporaine offre des livres faciles à lire et à relire. En termes de ventes, elle a largement dépassé le théâtre. Et sur les réseaux sociaux, des formes nouvelles apparaissent, dans la droite ligne de Benjamin Fondane qui dès les années 1920 tournait des ciné-poèmes. Les revues en ligne ne sont pas en reste. La dynamique et l’inventivité sont partout. »
Ce poète est installé en Lozère. Pour lui, « être poète signifie s’interroger sur nos manières d’habiter le monde. Mon dernier recueil évoque ainsi une attaque de loups auprès de ma maison. Le thème se révèle ultra-contemporain : le sauvage. Les loups viennent nous interroger sur nous-mêmes. De ce point de vue, je m’intéresse à une « éco-poésie » qui questionne l’anthropocène. »
Il s’inscrit dans la lignée des poètes naturalistes américains et, notamment, de Kenneth White, le créateur de la « géopoétique ». Avec le festival qu’il a fondé il arrive à faire venir dans le département le moins peuplé de France une douzaine de poètes dont une Syrienne et une Iranienne, qui, grâce au pass Culture, ont rencontré des scolaires, notamment des jeunes gens allophones. On l’aura compris, il ne s’agit pas de régionalisme : « Le front n’est pas forcément à Paris. Il est aussi ici au fin fond de la Lozère, à observer que la neige ne revient plus vraiment. L’espace rural recèle nos problématiques contemporaines. C’est pourquoi les poètes aiment les lieux qui sont au bout du monde. Ils sont aussi insolites qu'actuels et poétiques. »
Un art d’accueil en pleine maturité esthétique
Emanuel Campo a commencé à faire connaître ses poèmes dans les revues étudiantes à Dijon, où il organisait des scènes ouvertes dans les bars et sur le campus. Nourri de lectures poétiques silencieuses, il se passionne toutefois pour la déclamation et en explore les formes récentes. « Voilà plus de dix ans que je crée du spectacle vivant à partir de la matière poétique. Aujourd’hui, ces lectures musicales, portées par les auteurs en personne, représentent une forme artistique à part entière, qui relève de choix esthétiques précis. C’est un domaine de la création artistique qui ne cesse d’évoluer et de s’enrichir, pratiqué par de plus en plus de poètes. Il lui faudrait une place mieux identifiée, et un plus grand soutien public. »
L’art poétique contemporain, pour Emanuel Campo, est à un moment de son histoire où ces formes esthétiques, nouvelles et traditionnelles, qui travaillent souterrainement depuis des années, doivent de plus en plus construire la réceptivité et la sensibilité de leur public. Une démarche culturelle qui se pense en amont de la création, par des organisateurs capables d’inscrire la création dans des lieux, des programmations, et des événements comme le Printemps des Poètes. Lui-même met sa seconde passion, la médiation culturelle, au service de son art, en se joignant à des projets participatifs artistiques.
« L’écriture poétique est à elle seule un accueil. Pour organiser un événement de poésie, il convient de ne pas l’oublier. En ce sens, avec les années je m’aperçois de plus en plus que la poésie est intrinsèquement « tout public » : tout le monde peut s’en emparer. »
Du bon usage poétique des langues de France
Aurélia Lassaque a suivi les pas des poétesses occitanes du XIIe siècle : les trobaïritz. Elle n’a que dix-huit ans lorsqu’un concours remporté à l’académie royale de Bath lui ouvre les portes de nombreux festivals à travers le monde. « La langue occitane est ma première langue en poésie. Je m’y suis sentie beaucoup plus libre. J’y ai trouvé une expérience poétique alternative qui m’a passionnée. Ensuite, je suis passé au bilinguisme pour partager mes poèmes sur la scène auprès du public francophone.
« Ainsi, quand j’écris une strophe en occitan, je vais voir ce qu’elle donne en français : le rythme change, les sons et les correspondances s’agencent autrement. Les deux langues dialoguent pendant que j’écris. J’obtiens enfin un poème original avec une version occitane et une version française, qui ne sont pas la traduction l’une de l’autre. Si j’écris en français « les pierres dorment » et en occitan « les pierres veillent », c’est pour exprimer une même chose : la vie intérieure des roches. »
Le bilinguisme donne à Aurélia Lassaque une perception aigüe des images acoustiques, c’est-à-dire des sonorités de la parole. Leur vertu est d’ouvrir, notamment grâce à l’oralité et à la scène, l’expérience de l’expression. « Nous sommes des passeurs. Les poèmes nous parlent d’un monde invisible. Et c’est pourquoi j’aime, sur scène, chanter de temps en temps mes textes, afin de toucher dans le public cette fibre musicale, qui permet de développer l’aspect révolutionnaire de la poésie. La poésie, en effet, brise tout net le discours ambiant. Dans les temps obscurs et violents, elle est indispensable. »
La réception intime demeure incontournable
S’il reconnaît volontiers que la lecture musicale est appréciée du public et qu’il l’expérimente lui-même avec plaisir (« j’ai découvert que ma voix s’y prête bien »), Alexis Bernaut, quant à lui, reste un partisan convaincu de la lecture silencieuse, intime, de la poésie. Les performances qu’il lui arrive de proposer l’emportent vers « quelque chose de différent » : la musique, la représentation, le théâtre. « De la poésie, alors, il ne reste plus que la mise en valeur du silence. »
C’est déjà pas mal et peut-être même l’essentiel. Toutefois, « pour certains poèmes, surtout du côté de la poésie expérimentale, nous avons besoin de laisser aux mots le temps d’entrer en nous, pour ainsi dire. J’aime quand Jankélévitch affirme que le principe de notre art est de défaire les mots de leurs automatismes collectifs. Ces automatismes nous permettent de comprendre nos bavardages sans les écouter. Or la lecture performée, la plus réussie soit-elle (et il y a des lecteurs formidables), s’en rapproche en figeant le rythme dans l’oreille de l’auditeur. Certes le poème passe la rampe, mais c’est au prix d’une certaine réduction de ses pouvoirs.
« C’est pourquoi, n’ayant aucune idée du timbre de voix de Henri Michaux, il ne me viendrait pas à l’esprit de vouloir en faire l’expérience auditive. Les enregistrements d’Apollinaire ou d’Antonin Artaud sont suffisamment parlant à cet égard. Je demeure d’accord, bien sûr, avec l’idée de faire usage de la lecture scénique pour initier à la lecture poétique. Sachant qu’on ne peut s’en tenir là. Il y a quelque chose de très intime et de très subjectif dans la réception de la poésie par son lecteur. Cette réception est une longue épopée personnelle, qu’il faut aussi promouvoir. »
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