En invitant Wajdi Mouawad à la chaire L’invention de l’Europe par les langues et les cultures pour l’année 2024-2025, le Collège de France et le ministère de la Culture n’auront pas démenti la vocation de cette institution. Créée sous François 1er pour donner un sanctuaire à la liberté de penser, de chercher et d’enseigner, celle-ci réunit les intellectuels les plus pointus du moment. L’artiste franco-libanais, auteur, comédien, metteur en scène et directeur du Théâtre National de la Colline, a prononcé une leçon passionnante et spectaculaire. Une tribune qui fera événement.
Rappelons que cette chaire a été créée en 2021, avec le soutien du ministère de la Culture (Délégation à la langue française et aux langues de France), pour ouvrir le champ de la réflexion sur l’enjeu de citoyenneté que représente le multilinguisme pour le continent européen. Son principe est d’inviter à s’y exprimer des créateurs (écrivains, plasticiens, compositeurs, dramaturges, philosophes…), qui se nourrissent en Europe de la diversité des langues à travers leurs œuvres. Après Alberto Manguel (2021-22) sous l’angle de la critique littéraire, Mieke Bal (2022-23) en tant que sémiologue et vidéaste, puis le philosophe Peter Sloterdijk (2023-24), c’était donc au tour de Wajdi Maouwad d’entamer une année de cours et de séminaires.
Le chant du bouc
Wajdi Mouawad, en effet, dès cette leçon inaugurale (que Thomas Römer, l’administrateur du Collège, a rebaptisée scène inaugurale), a soulevé l’enthousiasme d’une salle pleine à craquer. La beauté et la force de ses paroles, leur humour et leur intelligence étaient déjà profondément attachants : ils ont été couronnés, de manière fascinante, par l’expression d’une rare empathie du penseur pour son sujet, engageant sa personne tout entière.
Situant délibérément sa présence au pupitre, dès les premiers mots, dans le champ de la tragédie antique, il prévint : « le sang sera versé ». Et il tint parole à la fin, grâce aux soins d’une infirmière qui vint sur l’estrade lui en tirer quelques éprouvettes, dont il se barbouilla le visage pour déduire les derniers enseignements de sa pensée, telle une Médée aspergée du sang de ses propres enfants. C’est que le mot grec tragédie signifie « le chant du bouc », que l’on interprète comme la plainte de l’animal mené au sacrifice, et qu’on rapproche du poème incarné par le héros tragique, dont le destin est une lutte perdue d’avance.
La tragédie dynamitée
Entretemps, Wajdi Mouawad aura évoqué son enfance en Orient, où le sang versé, la guerre et la mort sont des expériences humaines dont l’Europe ne sait plus que faire. L’artiste, à cet égard, rapporte un souvenir d’enfance, où il participe à la mise à mort d’un agneau dont on mange immédiatement le foie tout cru.
« Un des pires châtiments de notre époque, explique-t-il, c’est qu’en moins de 50 ans l’Europe ait réussi, en reniant la notion de tragédie, à l’écarter de la démocratie et l’abandonner aux dictatures pour en faire un synonyme de barbarie. » Le sens de la tragédie a cédé la place au moralisme, à la compassion victimaire, au je, au moi, au tu. « La tragédie, qui nous préserve du refoulé, et nous prémunit contre les indignations vertueuses, s’effondre, dynamitée comme furent dynamités par les Talibans les deux Bouddhas de Bamyan. »
Seuls et chacun pour soi devant l’inconsolable
Or d’où vient cette faillite européenne du sens tragique ? De la crise du récit. En Europe, après la Shoah, selon une formule souvent citée de Théodor Adorno, écrire un poème est barbare. « On fait face alors à une contradiction, explique Wajdi Mouawad. Face au récit, l’Europe s’interdit totalement de faire corps. Il ne faut plus raconter car il ne faut plus faire unité. L’unité mène à la folie, au délire. La catharsis, qui n’est que la manifestation de ce que nous avons en commun d’indicible, qui nous unit face à l’inconsolable, est proscrite. Catharsis d’accord, mais chacun catharsise pour lui-même et pour des raisons qui ne sont pas partageables : chacun son histoire – le commun aveugle. »
D’où la question personnelle de l’auteur Wajdi Mouawad, qui cherche la ligne entre Orient et Occident : « Comment ramasser les débris de la tragédie en Asie, pour venir les raconter en Europe où le récit est proscrit, et dans une langue qui n’est pas celle de sa mère ? »
Tout ce qui n’est pas poème est trahison
Or, ne pas s’y tromper, cette question est la question structurante de tout auteur. « Celui qui porte le récit c’est toujours le Survenant, (…) le voyageur, celui qui vient d’ailleurs, qui a quelque chose à raconter, celui qui (…) a « un nom à coucher dehors », (…) qui éveille la méfiance et qu’il vaut mieux ne pas faire dormir chez soi (…) par peur qu’il ne vous égorge. Celui-là porte l’histoire, celui-là porte le trésor de la tragédie dont l’éclat lave et bouleverse. La tragédie, cette sœur jumelle de la démocratie, que notre époque est en train de mettre à mort, chaque jour, au peloton d’exécution de nos replis identitaires et de nos lois migratoires. »
Wajdi Mouawad rappelle alors que Cadmos, le frère phénicien d'Europe, après l'enlèvement de cette dernière, vînt chez les Grecs la reprendre. Tout se termina par le mariage de Cadmos et d'Harmonie, union par laquelle Cadmos apporta aux Grecs, en cadeau, une invention phénicienne fort convoitée : l'écriture alphabétique. "Nous sèmerons ensemble ces lettres mystérieuses pour inscrire notre mémoire sur la stèle du temps, leur dit Cadmos. Depuis ces noces, un lien indéfectible existe en Europe, et plus largement en Occident, entre récit et exil. »
D’où, à l’évidence, la nécessité de retourner la sentence d’Adorno. « Dans l’épaisseur de l’histoire, se souvenir que nous ne savons jamais qui nous sauvons en écrivant, comme nous ne savons pas qui nous a sauvé parce qu’il écrivit. (…) Penser qu’après Auschwitz, après le Rwanda, à l’heure de Gaza, dans la mort de chaque enfant, comme au cœur de chaque otage aujourd’hui toujours retenu, non seulement écrire un poème n’est pas barbare, mais au contraire (…) seule la parole poétique est dorénavant possible. Toute écriture est désormais condamnée à la poésie. Tout ce qui n’est pas poème est trahison. »
Wajdi Mouawad, auteur, metteur en scène, comédien et directeur d’institution publique
Wajjdi Mouawad a prononcé sa leçon inaugurale intitulée L’ombre en soi qui écrit le 6 février 2025. Son cycle de cours intitulé Les verbes de l’écriture débutera le 18 février 2025. Son cycle de séminaires intitulé Dérives et malentendu du réel débutera le 18 février 2025.
Enfant au Liban, adolescent à Paris, jeune adulte au Québec, Wajdi Mouawad vit en France aujourd’hui. Diplômé de l’École nationale d’art dramatique du Canada en 1991, directeur artistique du Théâtre de Quat’Sous à Montréal, en 2000, puis du Théâtre français du Centre national des Arts à Ottawa, en 2007, il est artiste associé du 63e Festival d’Avignon où il crée Le Sang des Promesses (Littoral, Incendies, Forêts et Ciels). Il se réapproprie ensuite les tragédies de Sophocle dont son solo Inflammation du verbe vivre, puis crée le cycle Domestique avec Seuls qu’il interprète en tournée, Sœurs et Mère.
Directeur de La Colline – théâtre national depuis 2016, il y présente ses créations Tous des oiseaux, Notre innocence, Fauves, Mort prématurée d’un chanteur populaire dans la force de l’âge, Littoral et Racine carrée du verbe être. Publié en 2012, son second roman Anima a été récompensé à plusieurs reprises. Après avoir monté les opéras L’Enlèvement au sérail de Mozart puis Œdipe d’Enesco en 2021, il se consacrera prochainement à Pelléas et Mélisande de Debussy, à l’Opéra de Paris, et Iphigénie en Tauride de Gluck à l’Opéra-Comique, ainsi qu’à deux de ses premiers textes Journée de noces chez les Cromagnons et Willy Protagoras enfermé dans les toilettes, à La Colline.
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