D’un côté Les Cariatides de Renoir représentant deux femmes nues dans un style art déco, de l’autre Les Péniches d’Alfred Sisley représentant le port normand de Dieppe. Le point commun entre ces deux œuvres, indépendamment de leur caractère impressionniste ? Elles étaient toutes deux, au début de la Seconde Guerre mondiale, propriété de Grégoire Schusterman, marchand d’art juif de nationalité russe arrivé en France au début du XXe siècle.
Après avoir été spoliées pendant la guerre, elles ont été restituées aux onze ayants droit du collectionneur, jeudi 16 mai. « Parce que ces deux tableaux étaient devenus malgré eux des traces de la persécution et des preuves de l’injustice, c’est avec beaucoup d’émotion que, tous ensemble aujourd’hui, nous faisons acte de réparation », confie la ministre de la Culture Rachida Dati.
Vente sous contrainte
L’histoire de Grégoire Schusterman rejoint celle de nombreux juifs spoliés entre 1933 et 1945 par le régime nazi. En 1933, il ouvre sa propre galerie au 20, avenue Kléber, dans le 16e arrondissement de Paris, en face de l’hôtel Majestic qui était le siège du commandement militaire allemand en France. Il obtient à l’automne 1940 la résiliation du bail de sa galerie et décide, en mars 1941, de fuir Paris pour le sud afin d’échapper aux persécutions antisémites de l’Occupant et du régime de Vichy. Pour assurer sa subsistance, il est contraint de se séparer de certaines de ses œuvres, dont le Renoir et le Sisley. « C’est dans la trajectoire de ces deux toiles que l’on peut lire la suite de l’histoire et la double injustice qui est vécue par Grégoire Schusterman. Tout d’abord celle de la vente forcée, qui est bien une modalité de spoliation, puis celle de se voir débouté, après-guerre, de toutes les demandes d’indemnisation et de restitution, comme si sa propriété sur ces œuvres lui était contestée une seconde fois », assure la ministre
La trajectoire de ces tableaux a pu être retracée : en 1941, ils ont été échangés sur le marché de l’art parisien et achetés par une marchande d’art allemande qui les a expédiés outre-Rhin. Après la Seconde Guerre mondiale, Les Cariatides ont été récupérées par les Alliés en Bavière tandis que Les Péniches ont été retrouvées en Rhénanie. Les toiles ont ensuite été rapatriées en France, où elles deviennent des œuvres MNR (Musées nationaux récupération). En 1950, elles ont été confiées à la garde du musée du Louvre, puis en 1986 à celle du musée d'Orsay. L'œuvre de Sisley était exposée au musée de Dieppe depuis 1954 et celle de Renoir au musée Renoir de Cagnes-sur-Mer depuis 1995.
Demande de restitution en 2022
En raison du contexte de l’époque, la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), placée sous l’autorité du Premier ministre, a considéré que cette vente était forcée et a donc recommandé leur restitution. Une demande a été faite en 2022 par les ayants droit de Grégoire Schusterman, aidés par Hélène Ivanoff, une chercheuse de provenance indépendante. « Aujourd'hui se dénoue une ancienne tragédie remontant à presque un siècle, souligne l’un des ayants droit présents à la cérémonie de restitution. Notre parent a subi les persécutions antisémites de l'Occupation. Il a été traqué, humilié et dépouillé de ses biens. Certes il n'a été ni déporté ni assassiné comme des millions d'autres. Il a survécu, est rentré chez lui et a tenté pendant plusieurs années de récupérer les œuvres dont il avait été spolié, sans succès. Il n'en a jamais parlé et son deuil a été enseveli dans le silence. Il nous appartenait à nous, ses neveux, petits-neveux et nièces d'assumer le devoir de mémoire et de justice qui lui est dû. »
Ces deux toiles ont pu être restituées grâce au travail de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS), créée en 2019 au sein du ministère de la Culture et dédiée aux recherches de provenance des biens spoliés. Le 11 avril dernier, le Premier ministre a décidé de rendre les deux tableaux à la famille du marchand. Les recherches sur les autres œuvres vendues sous la contrainte par Grégoire Schusterman pendant la Seconde Guerre mondiale se poursuivent et certaines ont déjà pu être localisées.
Près de 2 200 œuvres MNR à la garde de l’État
Aujourd’hui, grâce aux notes clandestines prises par l’attachée de conservation Rose Valland, on estime que quelque 100 000 personnes ont été spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale, un chiffre qui pourrait être sous-évalué car de nombreuses familles n'ont pas signalé la disparition de leurs biens à la Libération. À la fin du conflit, environ 60 000 œuvres ont été récupérées en Allemagne ou dans les territoires contrôlés par le Troisième Reich et renvoyées en France, dont 45 000 qui ont été restituées à leurs propriétaires par la Commission de récupération artistique (CRA) entre 1945 et 1950.
Parmi les 15 000 restantes, 2 200 ont été sélectionnées selon certains critères par l’administration et confiées à la garde des musées nationaux : ce sont les œuvres dites « Musées nationaux récupération » (MNR). Celles-ci ne sont pas nécessairement spoliées et certaines ont été vendues par des propriétaires qui n’étaient pas menacés ou persécutés. Aujourd’hui, la grande majorité (87 %) des œuvres MNR ont une provenance encore floue. Au total, 188 œuvres et objets MNR et assimilés ont été restitués depuis 1950.
Outre les œuvres MNR, les biens spoliés mais entrés dans les collections publiques ne pouvaient être restitués qu'au cas par cas avec l'adoption d'une loi spécifique, en vertu du principe d'inaliénabilité des œuvres d'art des musées. La loi-cadre du 22 juillet 2023 a ouvert une dérogation à ce principe et le propriétaire public (l’État ou une collectivité territoriale) peut désormais décider la restitution du bien après avis de la Commission pour la restitution des biens et l'indemnisation des victimes de spoliations antisémites (CIVS).
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