Jean Bellorini, directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne depuis 2019, est un jeune metteur en scène qui a déjà à son actif deux passages remarqués au festival d'Avignon, où il a signé Karamazov, adapté du roman de Dostoïevski, et le tout récent Jeu des Ombres de Valère Novarina, repris à Villeurbanne.
Ce qu'on sait peut-être moins, c'est combien, à l’occasion de ses créations, il est engagé auprès des publics, dans une démarche de « démocratisation » (faire venir l’offre artistique au plus près de tous les publics), mais aussi de « démocratie » (être attentif à l’expression culturelle des habitants sur un territoire donné).
Il revient pour nous sur la place particulière du TNP au sein de l'écosystème de Villeurbanne 2022, capitale française de la culture, avec pour unique mot d'ordre : place à la jeunesse !
Jean Bellorini, vous avez dirigé le Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis, de 2013 à 2019, dans une ville populaire et bouillonnante où le théâtre devait se faire une place. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Au Théâtre Gérard Philipe, mon plus grand combat était celui de faire franchir aux Dionysiens les portes du théâtre. Cette lutte a été quotidienne, complexe, nécessitant du temps, de la présence, de l’intuition et de l’écoute. Nouer des liens avec les habitants de la ville et de la Seine-Saint-Denis a impliqué un travail sur-mesure et non des recettes toutes faites. Sans jamais renoncer à la qualité des spectacles proposés, j’ai tâché de tenir l’équilibre entre mission artistique et rôle social. J’ai été porté en retour par l’énergie et la vitalité de ses habitants, fiers de leur appartenance à une ville de banlieue multiple, complexe et donc riche.
Quelle a été votre initiative la plus marquante à l'égard des habitants de Saint-Denis ?
Le projet le plus fort et le plus durable a été l’invention de la Troupe éphémère, née du désir de m’engager pleinement auprès du public adolescent. Dès ma première année au TGP, j’ai formé une troupe composée d’une vingtaine de jeunes amateurs âgés de 13 à 20 ans, habitant Saint-Denis et ses environs. Nous avons présenté des textes de Jean-Pierre Siméon, de Sophocle, de Shakespeare ou de Pauline Sales.
En 2017, nous avons monté 1793, on fermera les mansardes, on en fera des jardins suspendus !, d’après l’écriture collective du Théâtre du Soleil, et ce spectacle a ensuite été invité par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie pour une représentation exceptionnelle. C’était une belle manière d’honorer la troupe. A chaque aventure, j’ai rencontré de jeunes artistes formidables, dont certains ont rejoint mes spectacles. Ulrich Verdoni, Liza Alegria Ndikita et Damoh Iketheah, les acteurs du spectacle Archipel, créé au TNP en novembre 2021, sont d’anciens amateurs dyonisiens.
Qu'attendiez-vous de cette action auprès des adolescents ?
Au-delà de l’objectif de création, ce projet de troupe permettait aux participants de bénéficier d’un parcours de spectateurs unique : ils pouvaient ainsi mettre en regard leur propre expérience, ouvrir leurs imaginaires, aiguiser leur regard critique et renforcer leur familiarisation avec la maison et l‘univers théâtral. Je suis convaincu que l’apprentissage par l’art peut résoudre d’infinis questionnements pour entrer dans le monde adulte. Ce projet collectif fédérateur était aussi une aventure humaine, vectrice d’épanouissement et d’ouverture au monde et aux autres. J’aime que ces jeunes trouvent foi dans le pouvoir des mots et du langage, qu’ils puissent prendre la parole et s’en sentir légitime. Et tout cela dans leur ville, dans ce bâtiment qu’on nomme théâtre et qu’ils s’approprient ; c’est la définition même d’un théâtre public.
A Villeurbanne, vous avez souhaité renouveler l'expérience...
En arrivant au TNP, mon premier geste a été celui de composer une nouvelle aventure de Troupe éphémère, à Villeurbanne. C’était d’autant plus symbolique que la première création, Et d’autres que moi continueront peut-être mes songes, était étroitement liée à l’envie de transmettre à ces jeunes gens les fondamentaux du théâtre public, de les faire entrer dans cette histoire unique au monde, celle de la décentralisation théâtrale, une histoire dont le TNP est le symbole.
Et puis est arrivée la candidature, couronnée de succès, de Villeurbanne au label Capitale française de la culture, et la programmation de cette année particulière pour la ville...
L’axe principal de la candidature de Villeurbanne, « Place aux jeunes », entre en étroite complicité avec le projet que je porte pour le TNP. Durant cette saison, plusieurs événements de la programmation du théâtre sont « labellisés » Capitale française de la culture.
En novembre, la création Archipel signée par le chorégraphe Nicolas Musin a réuni sur scène de jeunes comédiens, « rideurs » (skateurs, BMX, rollers) et « traceurs », pour un récit urbain et sensible inspiré des Villes invisibles d’Italo Calvino. C’était l’occasion de réunir des jeunes aux talents multiples, d’orchestrer un dialogue entre sports de glisse, poésie et danse ; entre des formes d’expressions artistiques contemporaines et un spectacle vivant plus conventionnel.
Le deuxième événement labellisé sera porté par Thierry Thieû Niang et Marie Vialle : cette saison, je leur ai confié la direction de la Troupe éphémère. Avec une vingtaine de jeunes de 12 à 20 ans, ils explorent des écrits de Marguerite Duras, et s’interrogent sur leur être au monde. Le spectacle, intitulé C’est tout., sera présenté en mai.
À l’occasion de cette création, un autre groupe de jeunes investis dans le théâtre, les Chroniqueurs, suivra les répétitions. Les Chroniqueurs sont des spectateurs et spectatrices du TNP âgés de 15 à 25 ans, qui viennent de tous bords. Ils se réunissent régulièrement avec des membres de l’équipe pour échanger en toute liberté à propos des spectacles de la programmation. Ils sont amenés à rencontrer et échanger avec des artistes, puis écrivent des articles ou enregistrent des émissions radiophoniques. C’est une autre manière d’impliquer des jeunes dans la vie du théâtre, et de les amener à en autonomiser la fréquentation.
Enfin, le dernier événement sera exceptionnel : pour clore cette saison, le TNP accueillera la troupe du Théâtre du Soleil pour sa dernière création, L’Île d’Or. La troupe mythique d’Ariane Mnouchkine jouera le jeu de la rencontre des habitants et plus particulièrement de la jeunesse villeurbannaise.
Et ce n'est pas tout. Cette année Capitale française de la culture vous a conduit à imaginer aussi des actions hors les murs...
En effet, pour continuer nos missions de sensibilisation des publics dès le plus jeune âge, le TNP a imaginé avec la compagnie Komplex Kapharnaüm un atelier itinérant : la construction d’un espace de travail artistique éphémère, implanté dans les établissements scolaires de la ville. Ainsi, le Turak Théâtre s’est lancé dans une résidence artistique à l’École élémentaire Jules Ferry. L’occasion d’inviter de très jeunes spectateurs à partager des temps de recherches artistiques et à s’impliquer dans le processus de création : pour le Turak, les enfants sont à la fois les premiers spectateurs et les premiers contributeurs !
A l'issue de cette année exceptionnelle, le rapport de Villeurbanne au théâtre, à la culture, va être durablement transformé. Comment comptez-vous prolonger cette initiative ?
La dynamique créée cette saison rattrape deux années laborieuses dues à la crise sanitaire. Le premier objectif est de nouer une relation de confiance avec les habitants, qui doivent rester les premiers spectateurs du TNP. J’aimerais que cette maison leur devienne familière. Je rêve d’un théâtre qui s’inscrive pleinement ici et maintenant, auprès des habitants, spectateurs, amateurs, relais, partenaires prêts à partager leurs convictions, leurs interrogations et leurs passions. Le lien du TNP à son territoire, et leurs histoires imbriquées, est déjà solide. Les saisons à venir devront renforcer ces relations.
L’ouverture aux publics qui ne fréquentent pas le théâtre est un travail de longue haleine, qui passe par la rencontre, la découverte, le renouvellement régulier de ces temps d’échange, l’implication collective puis personnelle… Le processus qui amène à devenir spectateur de théâtre est long et il nécessite un passeur. Les relais associatifs et scolaires sont les partenaires indispensables de ce travail.
Quant aux artistes de la maison, ils sont les meilleurs relais. Grand traducteur du russe, et notamment de Dostoïevski, André Markowicz est, par exemple, l’un des meilleurs pédagogues que je connaisse. L’année passée, il a mené des ateliers remarquables avec des lycéens villeurbannais vierges de toute connaissance de l’art de la traduction. Il peut les embarquer dans des univers littéraires variés, imprévus. Les élèves se mettent à traduire, passionnément. Ils saisissent comme une évidence ce que l’art permet de faire : exprimer un regard singulier sur le monde.
Les expériences hors les murs que vous avez menées dans le cadre de cette saison, vont-elles être pérennisées ?
Au-delà des ateliers, les spectacles eux-mêmes doivent pouvoir être joués hors les murs, dans les endroits les plus « empêchés ». Le spectacle Onéguine a beaucoup tourné cette dernière année. Malgré la crise, le format du spectacle nous a permis de nous installer dans de nombreux gymnases ou salles de réunion. Il avait été pensé et réalisé pour amener la poésie partout.
Je souhaite ainsi continuer à imaginer des spectacles en itinérance, de format plus léger, dans des lieux relativement proches du TNP tels que des Maisons de quartier, des centres socioculturels, des gymnases, des halles… Se déplaçant au plus près des habitants de quartiers parfois excentrés et mal desservis, ces spectacles tout terrain doivent tenir la même exigence esthétique et poétique que les autres. En ce moment, nous reprenons Mère Hollunder avec Jacques Hadadje, qui jouera notamment à l’EPM de Meyzieux. Que ce soit dans les lycées, à l’hôpital, en prison, je souhaite amener le théâtre partout. Comme le revendiquait Jean Vilar, c'est un service public indispensable au bien-être et à l’épanouissement humain.
Pleins feux sur Villeurbanne et les Villeurbannais
«Je crois que le théâtre doit servir notre société, assure Jean Bellorini. Plus que jamais après cette crise, il peut être le relais politique et poétique d’une réalité bien trouble et en manque de repères. Je souhaiterais que le TNP puisse rassembler les savants comme les néophytes, les habitués tout comme ceux pour qui c’est une première rencontre avec le monde de l’art. Qu’il soit une maison généreuse et à l’écoute de tous ces besoins ».
Cela passe par les choix de programmation. « La saison prochaine, poursuit-il, nous sommes fiers de soutenir la prochaine création d’Alice Carré et Margaux Eskenazi, 1983, qui est en partie fondée sur des témoignages de Villeurbannais. Enfin, je suis particulièrement attentif à la diversité et à la parité dans les salles et sur les plateaux. Il ne s’agit pas d’avoir des quotas, mais je me fixe comme éthique de tendre vers la construction d’un lieu qui soit le miroir du monde des deux côtés de la salle. Car le théâtre ne doit pas être un monde à part mais bien un prolongement du monde ».
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