Vitrine internationale du design contemporain, la 23e Triennale de Milan, qui se tient du 15 juillet au 11 décembre 2022, réunit 400 artistes, designers et architectes, et 23 pavillons internationaux. Une exposition thématique (Inconnus inconnus. Une introduction aux mystères), organisée par Ersilia Vaudo, astrophysicienne à l’Agence Spatiale Européenne, y présente plus d’une centaine de créations des plus grands designers, dont Yuri Suzuki, Irene Stracuzzi, le collectif SOM, Refik Anadol… Francis Kéré, lauréat du Pritzker Architecture Prize 2022 – le Nobel des architectes – a conçu les espaces communs de la Triennale et l'installation Yesterday's Tomorrow, qui met à l’honneur l’Afrique et ses diasporas.
L’occasion était belle de donner à une nouvelle génération de designers français la chance de faire connaître ses propositions dans un tel forum international. C’est pourquoi le ministère de la Culture et celui de l’Europe et des Affaires étrangères ont confié la Section française de la Triennale à une équipe pluridisciplinaire, lauréate du concours lancé par leur opérateur, l’Institut Français. Cette équipe, formée autour du designer Pablo Bras, est composée de Juliette Gelli (graphiste, plasticienne et scénographe) et de Romain Guillet (scénographe et designer).
Sans pouvoir encore parler d’une école, les trois jeunes artistes, attentifs à un esprit et des méthodes qu’ils partagent avec leurs collègues, ont eu à cœur d’appeler une quinzaine d’entre eux à participer à leur projet. Leur point commun ? Vouloir observer l’actuel plutôt qu’imaginer le futur. En épuiser les combinaisons, les potentialités. Mieux regarder notre quotidien et ses objets, les laisser révéler des utilités et des puissances insoupçonnées. Entretien avec Pablo Bras.
Pablo Bras, qu’est-ce qui vous a conduit à concourir pour la réalisation de la Section française de la Triennale de design de Milan ?
Pablo Bras : Je suis designer et je ne pensais pas être un jour commissaire d’exposition ! Seulement le concours lancé par l’Institut français est arrivé à un moment où, dans mon travail, et notamment celui que j’avais fait pour l’Agora du design, je souhaitais approfondir certains thèmes. Faire une exposition, en jouant de cette fonction nouvelle pour moi, me permettait de nuancer et d’élargir la proposition, en invitant d'autres artistes à présenter leurs pièces. Il s'agissait de construire collectivement un argumentaire, et donner toute leur place, notamment, à certains artistes qui expriment des formes voisines avec une très belle force. C’était aussi l’occasion de relier des pièces et des pratiques qui ne se croisent que rarement.
J’ai donc proposé à Romain Guillet et Juliette Gelli, tous deux designers, de me rejoindre. Nous avons conçu ensemble cet espace d'exposition de la Section française, qui est en lui-même un projet : le design d'un espace relationnel entre des formes et des artefacts du quotidien, qui sont eux-mêmes les œuvres des designers invités. Les designers sollicités ont tous accepté de s’inscrire dans ce projet en adoptant sa méthodologie. Le succès au concours nous a confirmé que le projet pouvait faire écho à une certaine actualité, à laquelle le jury s'est montré sensible.
Comment, concrètement, cet espace si particulier se présente-t-il ?
Il faut d'abord vous figurer un vaste palazzo construit dans les années 30, où se tient cette grande manifestation, avec un espace dédié, la « Galeria », qui accueille les pavillons internationaux de la Triennale, dont le nôtre.
La scénographie de la Section française est toute faite de briques. C'est presque un décor. Le sol en est entièrement recouvert. Romain a proposé que ces briques soient retirées par endroits pour élever de petites architectures sur lesquelles sont disposés les objets des artistes invités, supports qu'il a lui-même dessinés. La technique de la terre compressée a aussi permis à Juliette d’engraver les briques. Elle a conçu un système de cartels qui reposent sur des « ancres » au sol, sortes d'accroches visuelles auxquelles réfèrent des sérigraphies fixées aux murs. Il y a vingt-huit objets, ce qui représente une quinzaine de designers, sachant que nous avons mis en jeu aussi quelques objets industriels qui ont été dessinés autrefois par des designers dont les noms ne nous sont pas parvenus.
Nous avons cherché à préparer une expérience pour le public, avec des objets qui ne sont pas seulement en exposition mais en usage, ou en tout cas en situations. De sorte qu’au fur et à mesure que les situations se généraient à nos yeux dans cet espace, les relations se sont matérialisées et la nécessité de certains objets nous est apparue, pour que les autres puissent fonctionner. Pour la plupart, il s'agit de simples objets du quotidien (manger, boire, s’éclairer, nettoyer…), pour la plupart des objets manuels. Certains sont utilisés, d’autres sont consommés. Il y a une pelle et un balai, des hamacs gonflables pour s’asseoir, une enceinte pour diffuser du son, des verres « Duralex », des bocaux « Le Parfait »… La recherche de ces objets a été vraiment intéressante. Par exemple, s’il apparaissait qu’il fallait une lampe, on resserrait nos critères de choix en fonction de nos principes, jusqu’à identifier celle que la situation imposait.
A cet égard, vous vous êtes réglés aussi sur l’économie et l’écologie de cet espace…
Nous avons pu nous appuyer sur l’intervention des designers invités. Quelques pièces, en effet, ont été produites sur place, sans compter les aliments eux-mêmes. Pour vous donner un ordre d’idée, par rapport à cet espace de 90 m2 remplis d’objets, les pièces « importées », toutes prêtes, ne représentent que le volume d’une palette. Même l’encre des sérigraphies a été réalisée sur les lieux, grâce à une recette mise au point par Juliette.
L’idée reste de faire une exposition peu énergivore, et que les objets, ainsi que la scénographie, s’ils sont produits pour l’occasion, soient réemployés par la suite, ou consommés. Quant aux 2200 briques qui matérialisent cet espace, elles ont été pressées manuellement, avec de la terre qui provient des alentours de Milan, grâce à Pietro Degli Esposti, architecte italien spécialisé dans les éco matériaux et fondateur du studio " Matierra ". Elles seront ensuite réemployées, pour un aménagement pérenne.
Cet intérêt pour la combinaison des objets place d’emblée l’espace de la section française au cœur du thème de la Triennale…
Quand on regarde un objet, s’il nous donne un certain nombre d’informations, comme sa forme, sa taille, son poids, il ne nous dit pas comment il est fait ni où il va (son retraitement, son recyclage, son réemploi). Mais, plus important encore à mes yeux, nous ne sommes pas non plus exercés à observer les phénomènes qui émergent de la combinaison de ces objets. Le système des objets nous demeure largement opaque. Et c’est bien cela que nous cherchons à mettre en évidence dans notre espace d’exposition, en mettant les objets en situation d’être éprouvés, testés, utilisés, dans un réseau de relations dont émergent des situations qu’on ne peut pas deviner.
Cette thématique, « Inconnus inconnus. Une introduction aux mystères », parce qu’elle a été choisie par une astrophysicienne, Ersilia Vaudo, pourrait viser l’infiniment grand et l’infiniment petit. Pour nous, le bien connu le plus méconnu se trouve dans le quotidien, dans ce jeu des objets, des formes et des matières qui leur préexistent, dont on ignore toutes les potentialités. Faire le test de nouveaux assemblages, de nouvelles relations, peut faire émerger quelque chose de tout neuf. A cette fin, notre propos est d’essayer d’observer finement le présent qui nous entoure, pour y déceler ce qui peut être reconfiguré et réassemblé, et produire du nouveau, de l’art futur.
Explorer l’inconnu, c’est chercher à voir clair dans des futurs aujourd’hui très incertains. A l’idée de se projeter dans l’avenir, nous préférons donc celle d’ « habiter l’instable ». Il ne s’agit pas de renoncer au progrès, il ne s’agit pas non plus de s’inscrire pour ou contre l’industrie, mais d’approcher cet inconnu, le futur qui émergera de nos actes, en s’intéressant, précisément, aux combinaisons du présent. Plutôt que de projeter des visions futuristes sur les objets, nous essayons de regarder le moins loin possible, de voir ce qui est présent avec la plus grande acuité.
En ce sens, nous n’avons pas l’ambition de résoudre des problèmes de société ni même d’inaugurer de nouvelles pratiques, mais simplement d’évoquer un changement de posture des designers, et peut-être, plus largement, des sciences techniques elles-mêmes. Des méthodes plus écologiques, plus humbles aussi. On s’appuie, dans cette démarche, sur un certain nombre d’anthropologues et philosophes importants, comme Donna Haraway, ou Anna Sting (Le Champignon de la fin du monde) , dont le travail consiste à étudier ces phénomènes combinatoires entre les objets.
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