Le 17 avril, le ministre de la Culture a annoncé la nouvelle : BD2020, l’année de la bande dessinée, qui a été officiellement lancée le 18 décembre 2019, va se poursuivre en 2021. Destinée à mettre en lumière le 9e art, la manifestation est organisée par le Centre national du livre et la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image. « Le succès de BD2020 ne se dément pas mais, face à la crise sanitaire, tous les événements ne pourront se tenir comme prévu. Je souhaite donc que toutes les idées et initiatives qui fleurissent sur le territoire puissent se prolonger jusqu’au 30 juin 2021 », a assuré Franck Riester.
Et des initiatives, le monde de la bande dessinée n’en manque pas en ces temps de confinement. A commencer par « Toute la France dessine ! », une belle proposition lancée le 6 avril, dont l’objectif est de fédérer les Français autour de la bande dessinée. « Le projet initial était de créer une vaste opération participative pour inciter les Français à dessiner et à partager leurs créations, dans l'univers numérique et dans l'espace public, un peu comme la Fête de la Musique, confie Pierre Lungheretti, directeur général de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Avec le confinement et le lancement de #culturecheznous, il nous est apparu plus simple de la mettre en œuvre, avec l'outil des réseaux sociaux ».
Le principe de « Toute la France dessine ! » est simple : chaque semaine, un auteur de BD commence une histoire en deux cases ; à partir de là, c'est à l’internaute de jouer en complétant les cases vierges. Aujourd’hui, l’opération ne cesse de faire de nouveaux adeptes dont les créations sont directement publiées sur les réseaux sociaux sous le hashtag #ToutelaFrancedessine. « Cela marche formidablement bien, se félicite Pierre Lungheretti. Les internautes font preuves d'humour et de créativité, avec beaucoup de dessins inspirés par les situations liées au confinement ». Et les premiers auteurs invités, comment ont-ils vécu cette expérience inédite ? La parole à Florence Cestac, Jul et Giorgia Marras.
Florence Cestac : « Un premier mouvement dans la gymnastique de la BD »
« Le plus difficile, quand on fait de la bande dessinée, c’est de se lancer dans un album, un travail au long cours, qui réclame de la concentration, de l’endurance. Alors que, commencer par un strip, c’est-à-dire une amorce de quelques cases, comme le demande « Toute la France dessine ! », il n’y a pas mieux : c’est comme un premier mouvement dans la gymnastique de la BD ». Derrière cette jolie formule, on sent bien que le principe de « Toute la France dessine ! » a de quoi mettre un peu de baume au cœur de Florence Cestac, la marraine de BD2020. L’autrice que l’on ne présente plus – fondatrice en 1975 des éditions Futuropolis, créatrice du personnage de Harry Mickson, à la pointe des combats féministes aux côtés de son amie Claire Bretécher – s’inquiète en effet des conséquences de l’épidémie de Covid-19 pour le secteur culturel : « La situation va être difficile pour les auteurs dans tous les domaines artistiques ». Pas de démobilisation pour autant. Florence Cestac met en effet ces jours-ci la dernière main à une nouvelle bande dessinée, quitte à ce que celle-ci ne voit le jour qu’en 2021.
Pour l’heure, Florence Cestac – à qui est revenu l’honneur d’ouvrir le bal de « Toute la France dessine ! » – a concocté un strip aux petits oignons : la mise en images d’une situation que « tout le monde connaît », le repas de famille. « Tout le monde se fait à manger chez soi, surtout en ce moment, poursuit-elle. On part d’une situation banale, et chacun, ensuite, en fait ce qu’il veut ». L’inspiration, semble-t-il, a été au rendez-vous à en juger par le nombre de propositions qui ont séduit Florence Cestac. Et si, parmi celles-ci, on trouve une touche féministe – comme dans cette proposition où un fils, installé sur le canapé devant la télévision, dit à son père, alors que la mère leur a préparé une salade des quatre saisons : « tu vas voir, la saison 5 est encore plus addictive » – c’est encore mieux !
Jul : « L’envie de faire quelque chose du confinement »
Pour lui, le confinement est un état « quasi normal ». « Notre travail à nous autres, les dessinateurs, est d’être enfermé chez nous devant notre table de travail. Pourtant, nous sommes nombreux à nous nourrir du monde extérieur, moi le premier qui n’aime rien tant que travailler dans les cafés, le métro », justifie Jul, en insistant sur la porosité entre son monde intérieur et le monde extérieur. Le parrain de l’Année de la bande dessinée se désole en revanche que des centaines d’événements, de rencontres, et de festivals soient « tombés à l’eau ». Dès lors, il était, selon lui, « indispensable d’inventer quelque chose qui corresponde au format du confinement ». C’est le cas de « Toute la France dessine ! », une opération « emblématique de l’envie de faire quelque chose du confinement ». Le concept de l’opération, commente-t-il avec une bonne dose d’humour qui est sa marque, est « un peu celle du cadavre exquis. On essaye que ce soit le plus exquis et le moins cadavre possible ».
Un humour que l’on retrouve dans sa proposition, clin d’œil appuyé à Silex and the city et au confinement. Celle-ci met en scène deux personnages phares de la série, Spam, la mère de la famille Dotcom reprochant à son mari, Blog, de laver les stalactites trois fois par jour. « En fin de compte, les hommes des cavernes ont inventé le confinement. Des types reclus au fond de leur caverne, c’était déjà un peu la situation, non ? Imaginer un personnage un peu maniaque qui nettoie quarante fois par jour des stalactites et des stalagmites, cela correspond un peu à notre tropisme d’êtres enfermés dans des petits appartements. C’était drôle de proposer cela. Chacun pourra mettre en scène à sa façon ses propres idées sur la question », s’amuse l’auteur. Que pense-t-il d’ailleurs des propositions dont il a pris connaissance ? « Chacune d’entre elles a son style. On voit qu’il y a des gens qui connaissent l’univers Silex and the city et qui font des clins d’œil en utilisant les leitmotive de la série, et d’autres qui apportent des choses un peu plus fantaisistes. C’est vraiment très bien, chacun s’en empare »
Giorgia Marras : « Ce qui est intéressant, c’est le fait que quelqu’un d’autre s’empare de notre travail »
« Le confinement venait de commencer quand on m’a proposé de participer à « Toute la France dessine ! », raconte Giorgia Marras, jeune autrice franco-italienne très prometteuse, ancienne résidente de la Maison des Auteurs à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. La situation était très grave, particulièrement dans mon pays, l’Italie. On était totalement pris par les nouvelles. Il m’était très difficile de travailler dans ces conditions. Je me suis alors adonnée à mon autre passion, la cuisine. C’est ainsi qu’est née mon idée pour l’opération ». Une proposition, de fait, très alléchante : la première case dévoile, dessins des ingrédients à l’appui, le nom de la recette de la « Tarte paysanne à la ricotta et aux amandes » et la quatrième présente un gâteau prêt à être dégusté. Entre les deux, rien. Autrement dit, aux dessinateurs en herbe d’inventer la recette…
« L’auteur travaille par définition seul sur ses bandes dessinées. Ce qui est intéressant avec « Toute la France dessine ! », c’est le fait que quelqu’un d’autre s’empare de notre travail. Les gens pourront faire ce qu’ils veulent de cette recette, pourquoi pas l’afficher par exemple », s’amuse la jeune autrice. Particularité de sa proposition, celle-ci est accompagnée d’une courte histoire. Giorgia Marras donne, avec sensibilité et humour, la parole à son avatar qui, après la période de torpeur du début du confinement, se ressaisit en invitant chacun à l’aider à mettre en image la recette. « Cela tient à ma pratique, précise l’auteure, je viens du blog, du journal intime et j’avais envie de donner ces éléments de contexte ». « Dans ce moment où nous sommes tous obligés de rester à la maison, les livres, la bande dessinée, les films, les médias, l’art deviennent pendant la journée la chose la plus importante. Ils nous permettent de nous échapper, de nous changer les idées, de créer, et de réfléchir à l’épreuve que nous traversons », conclut-elle.
Mobilisation, réseaux sociaux… l’autre visage de la bande dessinée
Pendant le confinement, BD2020, l’année que le ministère de la Culture a placée sous le signe de la bande dessinée, se poursuit. Des auteurs aux éditeurs, c’est l’ensemble du monde de la BD qui s’est également fortement mobilisé. « Plusieurs initiatives ont émergé très rapidement, confirme Pierre Lungheretti, directeur général de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Sur les réseaux sociaux les auteurs ont proposé aux internautes de compléter des dessins, je pense notamment à Tim relayé par Pénélope Bagieu qui a invité chacun d'entre nous à dessiner sa "coranamaison", donnant lieu à des trésors d'imagination et de drôlerie. Lewis Trondheim a créé le jeu #Lapinot avec l'un de ses personnages fétiches. Joann Sfar tient un journal de bord participatif sur Instagram. Ou le formidable dessin de la carte de Paris à l'encre de Chine par Pablo Raison, un jeune étudiant de l’École Européenne Supérieure de l'Image d'Angoulême, qui partage sur son compte Twitter l'extraordinaire progression de son travail au long cours ». Les éditeurs de bandes dessinées ne sont pas en reste, avec des « albums téléchargeables gratuitement et des revues liées au confinement ». Au total, « c’est une mobilisation qui témoigne de la formidable réactivité du monde de la bande dessinée et de son appétence à représenter le monde tel qu'il évolue, au jour le jour », se réjouit Pierre Lungheretti.
Les réseaux sociaux, on l’aura noté, jouent un rôle majeur de relais de la bande dessinée pendant le confinement. Mais ils peuvent être utilisés également à des fins « vertueuses » : « Toute la France dessine ! » est basée sur une incitation à la pratique, souligne Pierre Lungheretti : le temps de la création, qui consiste à compléter la bande dessinée, se fait « hors ligne », ce qui doit également nous rappeler l’importance d’encourager non pas seulement la culture du divertissement, mais aussi celle de la pratique et de l’approfondissement des savoirs. « Toute la France dessine ! » est un exemple très fertile de cette voie d’accès qu’offrent les réseaux sociaux : vers la pratique artistique et également, vers la lecture ». « Avec cette opération, conclut-il, BD2020 montre que la BD appartient à tout le monde, et que toute la France – voir au-delà, car l’opération est très relayée par le réseau de l’Institut français – peut dessiner ! »
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