Comment les festivals peuvent-ils se réinventer en ces temps de crise sanitaire ? Où doivent-ils placer le curseur ? Quels territoires leur faut-il défricher ? Après une première journée consacrée aux conditions d'un rebond en temps de Covid, les États généraux des festivals, qui se sont tenus les 2 et 3 octobre à Avignon, ont exploré, en présence des professionnels du secteur, de nombreuses pistes à partir d'expériences et d’initiatives concrètes. Résultat : l'ensemble des professionnels a proposé une « boîte à outils » innovante et disruptive à l’usage des festivals de demain. Principaux temps forts.
Renforcer les échanges avec les territoires
Peut-on évoquer certaines villes, comme Avignon, Bourges, Arles ou Aurillac, sans mentionner le festival qui leur est attaché ? Si la réponse semble aller de soi, c’est que, depuis plusieurs années, la question des territoires est devenue déterminante dans l’écosystème des festivals. Derrière un festival, c’est en effet tout un ensemble de retombées sur lesquelles misent les territoires : retombées économiques, bien sûr, mais aussi retombées en termes d’emploi et d’attractivité. C’est pour les approfondir que la ministre de la Culture a annoncé, le 2 octobre, la tenue prochaine d'une réunion du Conseil des territoires pour la culture afin de « renforcer les échanges avec les collectivités ».
« Un festival peut être un événement à double tranchant », tempère Frédéric Remy, directeur du festival d’Aurillac. S’il donne à l’action culturelle d’un territoire une « visibilité » évidente, un festival peut aussi « phagocyter les autres actions menées le reste de l’année ». Pourtant, « cela montre l’étendue des actions culturelles qu’un festival permet de développer : on peut élargir son périmètre en se décentrant de l’événement, pour inscrire tout au long de l’année ses ramifications dans la vie quotidienne du territoire », souligne-t-il.
Un point de vue que partage Alain Reynaud, directeur du festival d’Alba-la-Romaine, pour qui l’adhésion des populations locales est un facteur essentiel. « Je suis un enfant du pays, et rien ne me fait plus plaisir que de voir les habitants du village se réapproprier le festival, qui ne doit pas être uniquement destiné aux touristes », se réjouit-il. Pour faire de son événement un lieu de rencontre, Alain Reynaud lui donne l’apparence d’un « grand banquet », mêlant « créations contemporaines, écritures improbables et performances artistiques ». « C’est un moyen de renouer avec les traditions de la région en proposant quelque chose qui, sur le fond, n’a rien de traditionnel », souligne-t-il.
Au-delà de cet aspect culturel, les festivals peuvent également jouer un rôle prépondérant dans les territoires en termes d’emploi. « Aux Rencontre d’Arles, nous embauchons chaque année 200 personnes qui sont très éloignées de l’emploi. Au-delà des métiers qu’ils seront amenés à exercer pendant le festival – billetterie, sécurité, emploi… – nous les formons plus largement aux emplois dont le territoire a besoin », détaille Aurélie de Lanlay, co-directrice des Rencontres, qui a mis en place, en partenariat avec Pôle Emploi, cet ambitieux projet. Les résultats sont là : 70% de ces personnes retrouvent un emploi longue durée dans les 8 mois qui suivent cette expérience, faisant du dispositif « une vraie réussite ».
Autre exemple innovant : le maillage étroit avec les entreprises de la région tissé par le Centre international des arts en mouvement (CIAM). « Nous proposons régulièrement des ateliers de team building [cohésion d’équipes] autour du cirque et nous avons organisé, en 2019, un cycle de rencontres alliant arts du cirque et problématiques d’entreprises », raconte Chloé Béron, directrice du CIAM, en précisant que cet ancrage dans l’entreprise permet d’adapter sa politique des publics. « Travailler avec les salariés nous permet de comprendre la diversité du public et d’élargir le champ de notre action culturelle », dit-elle.
Fondatrice du festival SPRING, Yveline Rapeau a souhaité développer son projet à l’échelle de la région toute entière : la Normandie. « Faire un grand festival nécessitait de proposer aux différents opérateurs culturels de la région de s’y engager. Aujourd’hui, nous avons près de 70 partenaires », affirme-t-elle. « Une telle expérience de mutualisation passe aussi par de nouvelles modalités de coopération avec les collectivités. Nous avons par exemple créé des liens avec le programme Villes en scènes, conduit par le département de la Manche, auprès de communes rurales. Leur action nous permet de présenter le cirque contemporain dans des endroits où il ne serait jamais allé », conclut-elle.
Un bénévolat de grande ampleur
Entre les Français et le bénévolat, c’est une longue histoire. « La France compte 13 millions de bénévoles, dont 2,2 millions dans le secteur culturel », rappelle Aurélien Djakouane, sociologue et maître de conférences à l’Université Paris Nanterre. Ce phénomène de grande ampleur fait partie intégrante de l’écosystème des festivals, où les équipes sont constituées, en moyenne, de 60% de bénévoles. « Il existe trois visions du bénévolat dans le festival, détaille-t-il : un bénévolat originel, inscrit dans l’ADN du festival, un bénévolat instrumental, accepté par les bénévoles qui savent que l’événement a besoin d’eux pour survivre, et un rejet de ce type d’engagement ».
Le festival des Vieilles Charrues, qui se tient à Carhaix (Morbihan), appartient à la première catégorie. « Comme beaucoup d’autres, ce festival a été imaginé par des amateurs passionnés », raconte Jérôme Tréhorel, son directeur. Et si, aujourd’hui, la masse salariale représente 2,5 M€, le festival continue de travailler avec 7 150 bénévoles issus d’une centaine d’associations « pour maintenir l’esprit d’origine ». La formation des bénévoles est financée par les Vieilles Charrues et 150 K€ est réparti chaque année entre les associations pour les remercier de leur accompagnement.
D’autres formes de bénévolats, moins classiques, existent, comme ceux, à visée éducative, promus par le pôle culture du Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA). Ses actions ? Accompagner des collégiens ayant un projet de web-radio aux Transmusicales de Rennes ou superviser l’hébergement d’artistes se produisant aux festivals d’Avignon et d’Aurillac en échange de temps de rencontre avec les spectateurs. « Nos interventions permettent à des publics extrêmement variés de vivre une expérience festivalière singulière », souligne Vincent Clavaud, chargé de mission au pôle culture du CEMEA.
Au-delà de ce bénévolat militant, certains événements développent des projets de bénévolat social. C’est le cas du festival Art Rock, « 100% associatif et indépendant », qui travaille notamment avec des réfugiés souhaitant améliorer leurs français ou des jeunes condamnés pour des délits mineurs. « Il nous semble essentiel d’accueillir les marges, les publics éloignés de nos pratiques », estime Carole Meyer, la directrice du festival Art Rock.
Où commence le bénévolat ? C’est la question que se pose Claude Guinard, directeur des Tombées de la Nuit, un festival rennais d’arts de la rue. « Souvent nos projets questionnent la place du spectateur jusqu’à les impliquer dans une forme de co-écriture. De fait, bien que nous n’ayons pas, à proprement parler, de bénévoles, nous sommes amenés à être en contact avec des gens qui donnent de leur temps », observe-t-il. Dernier exemple en date, l’œuvre de la plasticienne Gwenn Mérel, qui a dessiné un patron de pull présentant un motif de nuages blancs sur un fond bleu. « 60 personnes ont tricoté chacune un pull qu’elles porteront dans l’espace public », explique Claude Guinard.
Mais pourquoi, au juste, choisit-on de donner ainsi son temps ? Les recherches d’Aurélien Djakouane relèvent trois motivations principales : faire des rencontres, se rendre utile et voir un festival de l’intérieur. Natacha Lohest, bénévole à la Protection civile, régulièrement amenée à intervenir sur les festivals, le confirme : « Il n’y a pas de rémunération, mais à mon sens on est payés. On est payés par un merci, par un sourire, par la reconnaissance de notre engagement et la valorisation de nos compétences », estime-t-elle, « c’est quelque chose qui nous sert au quotidien et qui nous change ».
Et les artistes, dans tout ça? Quelle est leur place, dans un contexte de crise sanitaire qui a vu les annulations de festivals se succéder ? Dans quelles conditions artistiques peuvent-ils se mobiliser, répéter, jouer peut-être ?
Diversité, égalité, parité : un enjeu brûlant pour les festivals
Selon une étude sur la visibilité des femmes artistes dans les festivals, 6% des chefs d’orchestre sont des femmes. Cette statistique – qui montre, selon son auteur, que « les marges de progression sont importantes » – est l’un des résultats édifiants d’une étude conduite par Joëlle Farchy, professeure à l’université Paris 1 Sorbonne, auprès d’un échantillon de 100 festivals de musiques actuelle et classique. Un résultat qui justifie pleinement, selon elle, la tenue de cette table-ronde sur l’égalité femmes-hommes : « Puisqu’il faut réinventer les festivals, autant les réinventer avec un peu plus de diversité », dit-elle.
S’il est un festival aux prises avec les questions de société, c’est bien Séries Mania, dont la prochaine édition doit se tenir du 19 au 27 mars 2021. Orienté vers le grand public, ce festival entend prendre à bras le corps les questions liées à « l’égalité » et la « diversité ». Comment inclut-il ces problématiques ? « En les plaçant à chaque niveau de décision, explique Laurence Herszberg, sa directrice, qui affiche en la matière une politique volontariste. A commencer par la programmation, qui doit reposer – c’est très important à nos yeux – sur une vraie diversité de regards pour être pertinente. Séries Mania est également un festival qui favorise la création des séries de demain. Pour les projets que nous présentons aux professionnels, nous demandons qu’il y ait autant d’hommes que de femmes aux commandes d’une série. Enfin – c’est un travail de longue haleine – nous essayons de modifier le regard porté sur la diversité ». Pour aller plus loin, le festival a une ambition : créer un lieu de formation, le Série Mania Institut, qui constituerait un « véritable tremplin permettant aux jeunes sans qualification de porter leurs histoires à l’écran ».
Chez Arte, « c’est la qualité du projet qui prime », revendique Emelie de Jong, directrice de l’unité arts et spectacles d’Arte France, en observant que « les projets les plus créatifs sont aujourd’hui très souvent portés par des femmes ». Qu’il s’agisse de partenariats entre Arte Concert et une cinquantaine des festivals, mais aussi des co-productions de films d’une dizaine de jeunes cinéastes européens avec Arte Kino Festival, l’entreprise audiovisuelle place la parité femmes-hommes « au cœur de ses préoccupations ». « On exige par exemple la parité absolue dans les comités de sélection des festivals, on met en avant les femmes expertes dans les documentaires », énumère-t-elle. Coté contenus, la chaîne met en lumière dans des documentaires des « portraits de femmes artistes, telles Gisèle Freund, Giorgia O’Keeffe, Alice Guy ».
Une démarche qui rejoint celle de Claire Bodin, claveciniste et fondatrice de la base de données « Demandez à Clara », qui recense les œuvres de femmes compositrices. Destinée à mettre à mal une idée reçue « qui a la vie dure », cette initiative participative recense aujourd’hui 4 562 œuvres, allant du XVIIe siècle (« la partition la plus ancienne a été composée par Francesca Caccini, en 1618 ») au XXIe siècle (« la compositrice la plus jeune est Elise Bertrand, née en 2000 »). Le succès est au rendez-vous : « Depuis le 21 juin, nous avons eu 16 500 visiteurs, dont 60 % d‘entre eux ont moins de 34 ans. Aujourd’hui, les jeunes ont envie de découvrir autre chose, ils veulent que la parité fasse partie de leur quotidien ».
Derrière ces exemples encourageants, le paysage des festivals est loin de la diversité. « Qu’est-ce qui coince, aujourd’hui ? », se demande Hyacinthe Ravet, musicologue et sociologue. Pour elle, il faut développer « les actions de sensibilisation, d’accompagnement » car « la question des outils est centrale pour aller vers plus d’égalité ». Même tonalité « proactive » chez Kamel Dafri, directeur du Festival Ville des Musiques du Monde (Seine-Saint-Denis) : les équipements, écoles et initiatives ont été un préalable incontournable pour ancrer la « diversité » dans le paysage musical. « Les fondateurs du festival sont partis d’une double préoccupation, partager des musiques du monde et faire un travail dans le domaine de l‘éducation populaire ».
Volontarisme : c’est, selon Michèle Victory, députée du département de l’Ardèche, le maître-mot de ce « combat » pour l’égalité. « Nous nous sommes battus dans la commission éducation culture pour la parité et la diversité, dit-elle. Aujourd’hui, il faut aller plus loin. Avec les festivals, nous disposons d’un terrain concret sur lequel je suis persuadée qu’on pourra avancer ».
Les artistes plus que jamais au cœur des festivals
Et les artistes, dans tout ça ? Quelle est leur place, dans un contexte de crise sanitaire qui a vu les annulations de festivals se succéder ? Dans quelles conditions artistiques peuvent-ils se mobiliser, répéter, jouer peut-être ? « C’est la question la plus essentielle », souligne Dominique Hervieu, directrice de la Maison de la danse et de la Biennale de la danse, à Lyon, en revenant sur l’adaptation de la programmation aux conditions sanitaires. « Aujourd’hui, observe-t-elle, les artistes veulent plus de radicalité dans les choix de spectacles, ils veulent une prise de risque maximale de la part des festivals, il y a une exigence d’invention ».
Ne pas baisser les bras et continuer à explorer de nouvelles voies, c’est aussi le désir de Rachid Ourmadane, directeur du Centre chorégraphique national de Grenoble (CCN2). Pour cela, il insiste sur « la capacité de cristallisation des festivals ». « C’est un lieu qui facilité la circulation des artistes et qui permet de développer des coopérations, des échanges, de la mobilité », estime-t-il, en ajoutant : « Si on arrivait, dans ce contexte de crise sanitaire mais pas seulement, à relancer cette mobilité, qui est le moteur de la création, ce serait très bien ».
Une idée partagée par Marine Brutti, membre fondateur du collectif (LA)HORDE et directrice du Centre chorégraphique national - Ballet national de Marseille, qui voit dans le festival « un grand moment d’horizontalité ». « On s’ouvre, on échange, on découvre des artistes émergents et on rencontre des icônes », dit-elle, en racontant le déclic qu’a constitué pour elle la présence de la chorégraphe Lucinda Childs à l’un de ces festivals. « Il y a une communauté éphémère de spectateurs qui se tisse, créant un tissu social très intéressant », ajoute-t-elle.
Lou Colombani, directrice de Parallèle, pôle de production international pour les pratiques émergentes, à Marseille, et du festival éponyme, revendique une activité de « tête chercheuse ». « Ce festival, c’est la pointe avancée de notre travail au pôle de production, son espace de visibilité. Comme nous n’avons pas de lieu dédié, il faut travailler avec des galeries d’art, des musées comme le MUCEM, le CCN de Marseille... Ces partenariats, c’est une grande richesse pour les artistes car ça permet de décloisonner une activité très pointue ».
Pour Céline Bréant, directrice du Gymnase, centre de développement chorégraphique de Roubaix-Hauts de France, le festival c’est aussi le lieu des « fidélités artistiques ». « Travailler sur la longue durée avec un artiste, ça donne de la profondeur artistique à notre action et des repères au public », souligne Céline Bréant, qui a créé deux festivals au Gymnase, le premier CDCN dédié au jeune public.
A Marseille, la municipalité a choisi de soutenir des festivals de création qui sont susceptibles, selon Sébastien Cavalier, directeur de l’Action Culturelle de la Ville de Marseille, de « structurer une politique publique ». Exemple de cercle vertueux : « la biennale des arts du cirque, que nous avons lancée en 2015, a permis de mettre en lumière le pôle national des arts du cirque et de revivifier la scène circassienne dans la cité phocéenne. Aujourd’hui, nous avons décidé de pérenniser cet événement ».
Pour un jeune artiste, le off du festival d’Avignon est considéré, selon Pierre Beffeyte, son président, comme « la seule alternative pour exister professionnellement ». Autrement dit : c’est l’eldorado du théâtre, avec ses 1 500 spectacles et 3,5 millions de places à vendre, qui suscite « exaltation et enthousiasme » mais aussi « fatigue et déception ». Car, en plus de sa « stimulante effervescence créatrice », Avignon, c’est aussi « un marché, dont les paramètres se nomment concurrence et rentabilité ». Résultat : un écosystème particulier dont Pierre Beffeyte souligne la « fragilité ». Autant de bonnes raisons, pour le président d’Avignon off, de réfléchir à une « évolution de la façon dont on accompagne ce festival ».
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