« La densité des librairies sur notre territoire est exceptionnellement forte (…) Leur éparpillement et leur faiblesse même constituaient le meilleur garant de la liberté d'expression : personne dans le réseau n'était assez puissant pour imposer sa loi. Et cet équilibre tempérait l'inégalité qui régnait chez les éditeurs ». Ainsi s’exprimait, le 7 décembre 1979 dans les colonnes du Monde, le directeur des Éditions du Minuit, Jérôme Lindon.
Au terme d’un raisonnement implacable d’où il ressort que le « discount » pratiqué sur les livres par le « grand commerçant avisé qui avait fait fortune en vendant à prix réduit des caméras et des chaînes hi-fi à une clientèle de haut niveau culturel » asphyxie et assèche le réseau de librairies, le grand éditeur conclut à la seule mesure qui vaille : « Existe-t-il une solution ? Nous n'en voyons pas d'autres, finalement, que l'instauration d'un "prix unique", l'obligation d'appliquer partout (…) le même prix de vente au détail. Mettant à égalité de tarifs le petit libraire de Montauban et le libre-service gigantesque de Paris, ce régime instituerait la concurrence sur le seul plan où elle servirait le livre : celui de la qualité ».
Instituer la concurrence sur le seul plan où elle servirait le livre : celui de la qualité
Jérôme Lindon (1925-2001) obtiendra gain de cause un an et demi plus tard. La loi sur le prix unique du livre doit beaucoup au combat du directeur des Éditions de Minuit. En plus d’être l’éditeur que l’on sait – quelle maison indépendante peut se targuer d’avoir dans son catalogue deux prix Nobel, Samuel Beckett et Claude Simon, ainsi que les auteurs du Nouveau Roman ? –, celui-ci ajoutait à son palmarès un titre de gloire non moins éclatant. Comme le rappelle Christian Thorel, qui a dirigé la librairie Ombres blanches, à Toulouse, la loi sur le prix unique du livre, en préservant la diversité de la diffusion, est en effet garante en amont de la diversité de la production.
Le choix de la qualité
Tout commence en 1977. Dans un court pamphlet, La Fnac et les livres, Jérôme Lindon dénonce la politique de rabais pratiquée par l’enseigne culturelle. La guerre a commencé. Et pas seulement avec la Fnac, Leclerc s’oppose aussi farouchement à la loi. Dans la foulée, il créée l’association pour le prix unique (APU), et si du côté de la profession, il est au départ peu entendu – le Syndicat de la libraire et de nombreux d’éditeurs, à commencer par Claude Gallimard, se prononcent contre – il engrange des soutiens politiques de poids, et notamment celui de François Mitterrand.
Pendant la campagne présidentielle de 1981, Jérôme Lindon ne désarme pas
1979 est un tournant : hostile à la mesure, René Monory, le ministre de l’Économie de l’époque, décide de libérer totalement les prix. Sauf qu’une pagaille monumentale s’ensuit. D’un point de vente à un autre, le prix peut aller du simple au double pour un même ouvrage, les bibliothèques elles-mêmes ne savent plus à quel prix acheter leurs livres, et les auteurs ne peuvent plus calculer leurs droits. Voilà qui sert, bien involontairement, la cause de Jérôme Lindon qui, pendant toute la campagne présidentielle de 1981, ne désarmera pas. On connaît la suite : la loi est votée le 10 août 1981, et si ces détracteurs n’ont pas dit leur dernier mot – la Fnac et Leclerc essayent de continuer de pratiquer des rabais – et portent l’affaire devant la Cour européenne de justice, celle-ci, en 1985, tranchera définitivement en faveur du prix unique du livre.
« Quoi qu’il arrive, je ne regretterai jamais d’avoir choisi ce camp-là », avait déclaré Jérôme Lindon quand en 1980 la cour d’appel avait donné raison à la Fnac, laquelle, à la suite de la publication de La Fnac et les livres, l’avait accusé de concurrence déloyale. Le grand éditeur était certain d’avoir choisi le bon.
De Samuel Beckett à Jean-Philippe Toussaint… L’un des plus beaux catalogues de l’édition française
Son « exigence », sa « rigueur » et sa « probité » intellectuelles étaient légendaires. Mais ce qui définit sans doute le mieux Jérôme Lindon (1925-2001), à la tête des Éditions de Minuit pendant plus d’un demi-siècle, c’est la façon dont il a assumé ses « choix esthétiques », défendant ses auteurs avec une fidélité à toute épreuve.
C’est ainsi qu’il a forgé l’un des plus beaux catalogues de l’édition française, avec à son palmarès deux prix Nobel – Samuel Beckett en 1969 et Claude Simon en 1985 – et trois prix Goncourt, dont l’un, succès historique, décerné à L’Amant de Marguerite Duras, et les deux autres à Jean Rouaud et à Jean Echenoz. Au-delà de ces récompenses, il défend une certaine vision de la création littéraire, qui va du Nouveau Roman à Jean-Philippe Toussaint, en passant par Laurent Mauvignier, Christian Gailly, Marie Ndiaye ou Tanguy Viel.
Un engagement qu’on retrouve également du côté des essais avec la publication, en pleine guerre d’Algérie, d’un livre au retentissement considérable, La Question d’Henri Alleg, mais aussi en faisant entendre des voix singulières, comme celles de Georges Bataille, Pierre Bourdieu, Clément Rosset ou Pierre Bayard, qui renouvellent les sciences humaines.
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