Festival d'Avignon, juillet 1977 : un enfant de six ans, sur un plateau construit dans le cloître des Carmes, participe à un spectacle écrit par son père, mis en scène et joué par sa mère, intitulé Barracas 1975, une « fable théâtrale » autour de la Révolution des Œillets, laquelle s'est produite trois ans plus tôt au Portugal.
L'actrice, Teresa Mota, prend l'enfant dans ses bras. Il s'endort réellement, alors qu'il est censé s'éveiller ensuite pour chanter un air pourvu d'images simples et poignantes, une sorte de comptine. Cet enfant, c'est Emmanuel Demarcy-Mota.
« C'était une chance merveilleuse d'être sur scène et d'écouter ces mots que mon père avait écrit comme en secret, expliquait-il au micro d'Emilie Aubry en août 2021. L'enfant que j'étais était traversé de toutes ces énergies heureuses : la nuit, les étoiles, le cloître des Carmes, le rêve d'Avignon, mais aussi la joie familiale liée à la fin de la dictature. Je me suis donc endormi effectivement, en public... parce que je me sentais bien. Cette expérience du bonheur enfantin fait partie de moi-même. »
Années d'apprentissage et années de voyage
Nul doute que la magie de la création artistique, l'intérêt pour l'histoire et la politique ainsi que l'appel de la découverte de l'autre devaient imposer leur loi à Emmanuel Demarcy-Mota, malgré de brillantes dispositions qui l'ont placé, un temps, devant des choix embarrassants : médecine, philosophie ou arts du spectacle ? Comédie ou tennis de haut niveau, voire pilote de formule 3 ?
Il prétend lui-même qu'il a choisi la carrière artistique par paresse, ce qu'on a peine à croire. Dès ses années de scolarité, il lit Pessoa et Camus et, comme Patrice Chéreau et Jean-Pierre Vincent, il fonde une troupe dans son lycée, y monte Caligula. La troupe s'agrandit au fil de ses années universitaires, consacrées à la philosophie, la psychologie et les études théâtrales. Il se consacre enfin pleinement à la mise en scène, à partir de 1992 (il a 22 ans) avec L'Histoire du soldat de Ramuz et le soutien du théâtre de la Commune d'Aubervilliers.
Révélé avec éclat à la profession en 1999, avec Peine d’amour perdue de Shakespeare, il est nommé en 2001 directeur de la Comédie de Reims, Centre dramatique national. Il est aujourd’hui un metteur en scène et dramaturge réputé, qui dirige à Paris, depuis 2007, le Théâtre de la Ville, et, depuis 2011, le Festival d’Automne. Ces deux institutions lui ont permis de donner toute la mesure de son talent, au bénéfice de la création et de la découverte d’artistes du monde entier.
Parmi ses toutes dernières initiatives remarquables, on relève le Projet 18-XX1 et la rédaction, avec Jean Audouze et Abd Al Malik, d’une charte qui associe plusieurs théâtres, en France et dans le monde, pour souhaiter la bienvenue à la jeunesse du XXIe siècle, ou encore le projet Arts et Sciences qui associe scientifiques et artistes autour de réflexions et d’actions communes sur les grandes thématiques de notre temps.
De nationalités française et portugaise, grand voyageur et polyglotte, fin connaisseur du monde de la scène européen et international (théâtre, danse, musique…), Emmanuel Demarcy-Mota était, à l'évidence, tout désigné pour incarner la présidence de la Saison croisée France-Portugal.
La bonne mesure de l'identité et de la différence
Promouvoir, à son échelle et avec ses moyens, l'entente entre les peuples, c'est pour lui, en effet, comme une mission évidente, profondément ancrée dans son parcours. « Enfant, comme beaucoup d’autres petits binationaux, expliquait-il à Pauline Chanu le 31 décembre dernier, je souffrais d’être regardé comme un Portugais à Paris et comme un Français au Portugal. J’ai souvent ressenti, dans les deux pays, une forme de dénigrement de l’autre pays par mes propres amis ! C’est pourquoi, dès l’âge de 17 ans, j’ai mis en œuvre ce dont j’avais toujours rêvé : partir en voyage avec mes meilleurs copains, et découvrir ensemble la belle étrangeté des autres pays. Et cela ne veut pas dire brouiller les identités. Ce que j'essaie d'obtenir, au moins en moi-même, c'est d'écarter les certitudes. »
Pour Emmanuel Demarcy-Mota, le plus bel enjeu de la Saison croisée est sans doute de cultiver intensément, à l’occasion des rencontres et échanges qu'elle va susciter, le goût de l’humanisme et des Lumières, celui de la découverte de l’autre et de ses différences, celui de la pratique du dialogue et de la raison. « Notre quête est celle de l’altérité, assure-t-il. A cet égard, il nous incombe de bien choisir la formulation de notre propre pensée, afin de la mettre au service des nouvelles générations, et notamment des jeunes artistes engagés très en avant dans ce sens, ennemis d’une Europe de domination, de repli identitaire, coloniale ou néocoloniale. Notre siècle nous commande de réinventer le dialogue. »
La Saison croisée France-Portugal placera ainsi les échanges culturels, au sens le plus large qui soit, au centre des préoccupations sociales et politiques les plus actuelles. « Un temps, écrit Emmanuel Demarcy-Mota, dans son éditorial de présentation de la saison, de rassemblement et de paroles partagées avec la jeunesse d'un millénaire qui ne fait que commencer. Un temps de liens renouvelés entre ces deux pays si chers à mes deux cœurs palpitant, celui lié à mon père Richard Demarcy, français qui a tant aimé le Portugal, et celui lié à ma mère Teresa Mota, portugaise qui a tant aimé la France. »
Une saison dans la saison au Théâtre de la Ville
Depuis 2007, le Théâtre de la Ville a établi des liens très forts avec les artistes portugais sous l’impulsion de son directeur, Emmanuel Dermarcy-Mota. Cette année, à l’occasion des échanges entre la France et la Portugal, cette scène parisienne propose une véritable saison dans la saison : « Neuf mois avec le Portugal ».
Le concert inaugural comprendra 40 musiciens de la nouvelle scène portugaise, et par la suite, on ne devra pas manquer, entre autres spectacles, Tchiloli (ce terme désigne une forme théâtrale, musicale et dansée née au Portugal au XVIe siècle et toujours vivace sur l'île de Sao Tomé), un théâtre des colons portugais de plus de quatre siècles réinventé par la population locale. Quant au metteur en scène Pedro Penim, le nouveau directeur du Théâtre national D. Maria II, présentera une pièce inspirée de Tourgueniev.
Enfin, tout au long de la saison, le Théâtre de la Ville créera un parcours de consultations poétiques, musicales et dansées franco-portugaises (en partenariat avec le Théâtre national de Lisbonne) et le forum de la jeunesse Europe France-Portugal en partenariat avec la Cité internationale des Arts.
A signaler également : la programmation du Festival d’Automne, à Paris, (1er septembre-31 octobre) qui sera centrée sur le Portugal et ses artistes, mais aussi celles du théâtre national de Chaillot, de l’Odéon-théâtre de l’Europe et du Festival d’Avignon
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